Berlinale 2021: un festival « virtuel » réussi !
La 71e édition de la Berlinale s’annonçait sous de mauvais auspices. Prévue en « présentiel », elle a dû se transformer à l’improviste entre l’automne et le mois de mars en une nouvelle configuration inédite : un festival pour les professionnels et journalistes à échelle réduite, en 5 jours, du 1er au 5 mars, et une reprise annoncée pour le mois de juin pour le public de la ville, sans doute dans des salles en plein air, du fait de la pandémie.
On doit donc féliciter les deux co-directeurs de la manifestation, le directeur artistique, Carlo Chatrian, et la directrice exécutive, Mariette Rissenbeek, qui ont réussi leur pari, pour leur deuxième année à la tête de la manifestation. Certes réduite à une centaine de films au lieu des deux à trois cents habituels, la Berlinale 2021 a pourtant fait preuve d’une belle vitalité. Les journalistes et professionnels accrédités ont pu chaque jour faire – dans leur salon, certes – leur choix entre les principales sections habituelles, la compétition, les sections « Berlinale Spécial » et « Rencontres », le Panorama, le Forum International du Jeune Cinéma, les séries, et les courts-métrages, sans oublier la section dédiée au cinéma allemand. Seul manquait à l’appel pour les journalistes, en tous cas, la rétrospective. En effet, chaque jour, le festival offrait aux professionnels accrédités deux à trois films de chacune de ces sections au minimum, ce qui donnait déjà fort à faire. Certes, il manqua ce qui fait souvent le sel des Festivals, les discussions d’après-film entre festivaliers, mais en somme, la frustration ne vint que de ce côté.
La sélection, en revanche, resserrée par la force des choses, donc, sembla au contraire, peut-être de ce fait, bien plus forte qu’à l’ordinaire, avec chaque jour un certain nombre de films marquants, pour une raison ou pour une autre.
La compétition officielle bénéficia d’un jury international très spécial, formé de six cinéastes, dont quatre purent visionner les films sur place, dans une vraie salle de cinéma. Dans l’esprit souvent politique de la Berlinale, ce jury engendra un palmarès bien dans l’air du temps ! En particulier, pour la récompense principale, l’Ours d’Or, il décida en effet de couronner le film du roumain Radu Jude, Bad luck banging or loony porn, une œuvre qui n’est pas sans laisser un tant soit peu perplexe. Commençant brutalement comme un film classé « X », images fort graphiques à l’appui, le film narre dans le contexte actuel du Covid-19, acteurs masqués y compris, comment une professeure se voit accusée par un jury populaire parce que les images de ses ébats ont filtré sur Internet. On peut penser que le jury a voulu récompenser la façon dont Radu Jude a su se servir de l’actualité et de la réalité quotidienne de la pandémie, mais il n’est pas sûr que son propos au second degré soit toujours perçu comme tel.
Pas de contestation, en revanche, pour le dauphin, l’Ours d’Argent Grand Prix du Jury décerné au très beau film du japonais Ryusuke Hamaguchi, Wheel of Fortune and Fantasy. Le réalisateur de Senses y juxtapose avec doigté trois scènes mettant magnifiquement en valeur les actrices féminines qui en sont les vectrices. Le hasard règne en maître dans des duos ou trios d’acteur qui réussissent à frôler le théâtre filmé sans jamais y verser. Cela fait parfois penser aux contes qu’aimait si souvent raconter Eric Rohmer, aussi bien quant à la trame scénaristique amenée d’une touche légère, comme un prétexte, et quant au talent des actrices si bien mises en valeur, face à quelques rares personnages masculins peu valorisés à dessein, comme souvent dans le cinéma de Hamaguchi.
A propos d’actrices, le jury fit le choix de donner le prix de la meilleure interprétation à l’allemande Maren Egert, excellente dans Ich bin dein Mensch. Elle y tient le rôle d’une jeune femme qui teste pour une société un compagnon androïde au cerveau doté d’un algorithme déroutant de capacité à deviner tous ses états d’âmes. Le film, d’une bonne facture, est réalisé par Maria Schrader qui fait un passage derrière la caméra convainquant, s’ajoutant à son joli parcours antérieur d’actrice.
Mis à part ce prix, le reste du palmarès montra l’adéquation entre les choix du jury et l’ancrage traditionnel politique de la Berlinale. C’est ainsi que la mise en scène de grande qualité, mais en somme sans surprise, de Natural Light, le premier film du hongrois Denes Nagy, fut récompensée d’un Ours d’argent de la meilleure réalisation que l’on aurait bien vu plutôt attribué à Xavier Beauvois pour son Albatros. Mais le sujet de Natural Light a visiblement beaucoup fait pour ce prix. C’est en effet sans doute le premier film de repentance, en quelque sorte, et de dénonciation, de l’alliance terrible de la Hongrie du régent Horthy à Hitler durant la Seconde Guerre Mondiale. Les images lunaires et certes bien maîtrisées du film, en concordance avec son propos, renvoient à la conduite ignoble de certaines des troupes hongroises qui participèrent avec les troupes allemandes à la guerre contre la Russie. Très politique également fut le Prix du Jury décerné à ce qui est presque une docu-fiction, Herr Bachmann und seine Klasse, de l’allemande Maria Speth, film-fleuve de plus de 3h30 qui forme une sorte d’alliage réussi entre le cinéma de Nicolas Philibert et celui de Raymond Depardon. On y suit les efforts passionnants d’un instituteur décidé à emprunter toutes les voies possibles pour motiver les enfants venus de la diversité des banlieues d’aujourd’hui, allemandes comme françaises, en somme, un film d’une actualité forte. Le reste du palmarès fut composé d’un prix du meilleur second rôle pour Lilla Kizlinger dans Forest – I See You Everywhere du hongrois Bence Fliegauf, un prix du meilleur scénario pour le Sud-Coréen Hong Sangsoo pour Introduction et d’un prix de la meilleure contribution artistique pour le monteur Ybran Asuad de A cop movie, le film mexicain de Alonso Ruizpalacios.
Quant aux deux longs métrages français sélectionnés en compétition, malgré leurs qualités, ils revinrent donc bredouilles. D’un côté, l’Albatros de Xavier Beauvois, dérouta peut-être par son changement de pied à mi-parcours, lorsque sa très belle mise en situation presque documentaire du quotidien d’un gendarme de province, à la manière de son Petit Lieutenant, se transforme en une expiation semi-onirique d’un homicide accidentel. Enfin, la rencontre à travers le temps d’une petite fille et de sa mère du Petite Maman de Céline Sciamma, joli conte plein de charme, était très certainement loin de correspondre aux choix très politiques de ce jury !
Pas seulement la compétition
Cette compétition restreinte et de bonne qualité générale fut, au moins autant que chaque année, complétée par nombre de films méritant le détour dans les autres sections du festival, avec souvent cet ancrage dans la réalité qui en fut décidément la marque cette année.
Dans la section « Berlinale Special », Language Lessons, de l’américaine Nathalie Morales, qui y tient d’ailleurs l’un des deux rôles principaux, fait appel avec humour à une parodie de la communication « distancielle » en Zoom qui est devenue notre lot quotidien. L’idée est astucieuse, bien menée, même si le procédé est un peu fastidieux à la longue – comme les sessions en Zoom, en somme!
Le « catastrophisme » ambiant en ce moment était aussi représenté par des films de qualité dans cette section, notamment avec Tides de Tim Fehlbaum. Notre Terre massacrée par les humains n’y est plus dans un futur proche qu’une planète presque inhabitable, envahie par la montée des eaux des océans, et fuie dans l’espace par quelques riches exilés qui tentent d’y revenir après deux générations, un thème en somme déjà classique, dont même les séries télévisées se sont déjà emparées (Les 100). La section Panorama ne fut pas non plus en reste de catastrophisme avec notamment le Night Raiders du canadien Denis Goulet où les enfants deviennent « bien d’État » dans une Amérique du Nord devenue dictatoriale, un peu comme le Gilead de la Servante Ecarlate.
Quant à la repentance, c’est aussi le thème de Azor, d’Andréas Fontana, dans la section « Rencontres », qui dénonce avec intelligence la connivence sordide de la banque suisse et des bourreaux de la dictature militaire argentine des années 1970-80, et bien sûr du Mauritanien, où Jodie Foster vient appuyer de son talent la mise en cause par Kevin McDonald de la torture à Gantanamo, un autre film de la section « Berlinale Special ».
Un marché du film très fourni
Alors que les journalistes avaient donc accès à ce bel ensemble de films, les acheteurs et vendeurs professionnels du cinéma mondial pouvaient parallèlement accéder durant ces cinq journées à des centaines de projections dans le cadre du Marché du Film. Le catalogue des films disponibles à la vente était aussi impressionnant qu’à l’ordinaire, avec pas moins de 28 pages écran d’une trentaine de films chacune. Cela montra ainsi que, comme à l’ordinaire, le Marché du Film berlinois a été le premier grand rendez-vous mondial des professionnels du cinéma de l’année 2021. Les projections du Marché étaient complétées par un mix de podcasts, de webinaires en direct et autres ateliers en Zoom ou enregistrés qui permettaient de rappeler a minima que les marchés du film sont aussi des espaces de rencontre – ici par la force des choses réduits à une version « à distance ».
Il reste à souhaiter à la Berlinale que la pandémie s’apaise suffisamment pour que sa version « publique » où les films seront repris pour le public berlinois puisse se dérouler dans de bonnes conditions, afin de le faire profiter de cette sélection de bon aloi qui ne dépare pas de celle des millésimes ordinaires, loin de là !
Philippe J. Maarek