Cannes 2023 : l’éternelle quête de surprises

Depuis 31 ans que j’arpente la Croisette chaque année, tombé sous le charme de ce festival fiévreux en 1993, mon objectif, en passant d’une salle à l’autre, comme en allant dans d’autres festivals, s’est peu à peu précisé. Découvrir un talent ou une perception du monde originale, chercher à être surpris, en ne limitant pas aux films d’auteurs reconnus (même si le visionnage de ceux-ci est bien entendu une motivation), tout en espérant comprendre certains personnages croisés, voire ressentir une émotion particulière, voilà ce qui me meut. Avec parfois l’espoir que cette émotion soit capable de vous terrasser, comme ce fut le cas me concernant face à La Leçon de PianoSoleil Trompeur ou Land and Freedom, au milieu des années 90.

Le Festival de Cannes, par son intensité, la richesse de sa programmation, les personnes qu’on y rencontre, l’ambiance électrique qui y règne durant 12 jours, a toujours eu une place spécifique dans mon cœur. Point d’orgue d’une année cinéma, depuis qu’au passage dans la rue d’Antibes, où devant le cinéma Star accueillant alors des projections du marché du film une attachée de presse nous agrippa pour remplir la salle d’un film tunisien sous-titré en anglais (si vous pensez à La Cité de la Peur, vous voyez juste), il s’agit d’un rendez-vous immanquable. Au fil des ans, j’ai eu la chance d’écrire pour différents supports, passant progressivement de non badgé, à cinéphile puis professionnel, avant d’entrer officiellement dans la presse. Et si cette année 2023 a été particulière, par l’intégration du jury Fipresci, grâce au soutien de l’UJC, la quête de surprises n’en aura été que plus forte.

Changements de genre

Au fil des projections d’une 76e édition, force est de constater que quelques auteurs habitués semblaient installés dans une certaine routine (Nanni Moretti avec Vers un Avenir Radieux, comédie politique artificielle et poussive, Ken Loach avec son The Old Oak qui veut traiter trop de sujets d’actualité, Jessica Hausner avec Club Zero, film resté à l’état de concept provocateur…). Les projecteurs, comme nos yeux, se sont alors naturellement reportés sur ceux qui ont opéré un étonnant changement de genre, que ce soit par rapport à leurs films antérieurs, ou pour l’un d’entre eux, au sein du même long métrage.

 © 2023 Arcadia Motion Pictures – Lokiz Films – Noodles Production – Les Films du Worso

L’Espagnol Pablo Berger a ouvert le bal avec Robot Dreams. Capable de passer de la comédie débridée (Torremolinos 73), au conte poétique muet en noir et blanc (Blancanieves), ou à une histoire d’emprise flirtant avec le fantastique (Abracadabra), le voici qui se lance dans le film d’animation. Adaptation du roman graphique Rêves de robot de Sara Varon (2007), il en reprend les codes esthétiques pour délivrer un conte sensible, dont l’émotion affleure à presque chaque instant. Sorte de Jour sans fin pour un robot coincé sur une plage et séparé de son propriétaire, il s’agit là d’une belle ode à l’amitié et la complicité, comme rempart à la solitude.

Palme d’or pour Paris, Texas en 1984, Wim Wenders a bouleversé nombre de festivaliers avec Perfect Days, film contemplatif dont l’action se déroule au Japon. Portrait d’un homme chargé du nettoyage des toilettes publiques de Tokyo, qui a fort justement valu à Koji Yakusho le prix d’interprétation masculine, il peut aussi être vu comme une fable contemporaine sur les petits riens qui égayent une routine, dans une ville où le contact avec les autres est loin d’être aisé. Son film apparaît ainsi comme résolument à part dans sa filmographie.

Deux auteurs asiatiques ont également opéré une mutation singulière. Il y a d’abord le Japonais Takeshi Kitano, dont le nouveau film de sabre, intitulé Kubi, toujours aussi complexe quant aux enjeux belliqueux et aux manigances, n’hésite pas à montrer les amours homosexuels des samouraïs, tout en inclinant vers la comédie, à force de membres tranchés et de dérision autour de son propre personnage. Mais il y a aussi le Coréen Kim Jee-Woon, touche à tout ayant réalisé aussi bien des films d’horreur (Deux Sœurs), des polars implacables (A Bittersweet LifeJ’ai rencontré le Diable) et un western (Le Bon, la Brute et le Cinglé), qui donne cette fois-ci dans la franche comédie avec Dans la Toile. Son film scrute avec humour et force rebondissements les coulisses d’un tournage, s’intéressant autant aux obsessions d’un réalisateur mégalo qui veut tourner à nouveau la fin de son nouveau film, qu’au cauchemar que représentent les égos des acteurs et actrices qu’il emploie. C’est à la fois savoureux et inventif.

Enfin, du côté d’Un certain regard, Rodrigo Moreno est parvenu, en un seul film de trois heures, Los Delincuentes, à opérer un changement de cap total dans sa deuxième partie. Commençant à la manière d’un film de braquage d’apparences datée, le long métrage se meut en film contemplatif, opérant un soudain arrêt dans la tension autour de deux employés de banque, complices malgré eux. S’intéressant soudainement à leurs aspirations intimes, le montage permet alors, tout en avançant dans l’intrigue, de réinterroger certains moments, tout en usant de délicieux jeux de miroirs, auxquels les noms des différents personnages apportent des aspects ludiques autant que signifiants. On suivra attentivement ses prochaines réalisations.

De vraies surprises

The Zone of Interest
© Courtesy of A24 – Mica Levi

Parmi les films enthousiasmants de ce Festival de Cannes 2023, il y eut bien entendu The Zone of Interest, le nouveau Jonathan Glazer, auteur à part d’étrangetés comme Birth avec Nicole Kidman ou Under the Skin avec Scarlett Johansson. Si le jury Fipresci a choisi de primer ce film pour la compétition (le jury officiel présidé par Ruben Östlund lui a également attribué son Grand prix), c’est que l’œuvre, suivant le quotidien de la famille du commandant du camp de concentration d’Auschwitz, parvient à faire froid dans le dos. Par le contraste entre l’animation dans leur pavillon au jardin fleuri et l’horreur à peine perceptible qui se déroule de l’autre côté du mur, par l’utilisation d’un langage contemporain et une répétition qui tirent un trait d’union avec notre époque, et par un impressionnant travail sur le son résonnant comme une alerte, The Zone of Interest se pose en film glaçant mais aujourd’hui indispensable sur le devoir de mémoire.

En compétition également, Les Herbes Sèches de Nuri Bilge Ceylan, possède quant à lui une particularité par rapport aux autres films fleuves (ici 3h17) et particulièrement bavards du metteur en scène turc. Doté de dialogues d’une finesse absolue, c’est autour d’une scène clé de cette histoire de solitudes et de triangle amoureux, que se situe un étonnant principe de mise en scène représentant la soudaine interrogation de conscience du personnage central, un professeur au début sympathique, dont la perception par le spectateur évolue au fil du film. Un long métrage qui aura valu à Merve Dizdar un prix d’interprétation féminine fort mérité. Venu du Sénégal, Banel et Adama de Ramata-Toulaye Sy a aussi séduit, par son allure de conte féministe aux couleurs chaudes et à la superbe photographie. Aussi naïf que cruel, le film surprend par sa manière d’interroger la tradition, les croyances irrationnelles et la place de la femme dans une micro-société.

C’est à la Quinzaine des cinéastes que le film marocain Déserts, de Faouzi Bensaïdi, a été joliment accueilli. Abordant la pauvreté de régions reculées à leur beauté particulièrement cinématographique, cette comédie suit les déboires de deux employés chargés de recouvrer des créances, et offre un surprenant passage onirique dans sa dernière partie. Autre film découvert au Théâtre Palais Stéphanie, Conann de Bertrand Mandico, trip visuellement bluffant qui revient sur la vie de Conann la barbare, grâce à plusieurs actrices qui l’incarnent à différents âges. Le film nous ouvre les portes de différents mondes, plus ou moins imaginaires et référencés, dans une ambiance ‘glitter’ qui en met plein les yeux.

Les colons

Enfin à Cannes Première et à Un certain regard, ce sont deux films latinos qui auront été de vraies découvertes. Le premier, Perdidos en la Noche d’Amat Escalante, habitué des récits liés à la violence dans son pays, le Mexique, après un début tourné autour des enlèvements perpétrés par la police, se mue en portrait singulier d’une famille dysfonctionnelle de riches, dans ses interactions périlleuses avec le fils d’une disparue. Le second, Les Colons de Felipe Gálvez Haberle, qui suit un ancien militaire, un mercenaire et un métis, aborde l’extermination des peuplades autochtones de Terre de feu, avec une frontalité rarement vue. Primé par le jury Fipresci décerné pour la section Un certain regard, il s’agit, d’une œuvre âpre, crépusculaire, entre le brûlot politique et la fresque historique, dont les jaillissements de violence marquent durablement, autant que la beauté sauvage des paysages.

Le Festival de Cannes 2023, durant lequel peu de films sont finalement ressortis comme des œuvres pouvant marquer l’année cinéma, ni créant une réelle unanimité, aura finalement bien joué son rôle de découvreur. Les surprises passées, à nous journalistes, de maintenant soutenir ces films, au cours de leurs passages dans d’autres festivals, et dans leur chemin vers les salles, pour des séances débats ou des expériences plus individuelles. Et direction le prochain festival… à la recherche de nouvelles marquantes surprises.

Olivier Bachelard

Les prix 2023 de l’Union des Journalistes de Cinéma

Après son Assemblée générale annuelle, qui s’est tenue le 21 avril au matin, l’UJC a procédé à la remise de ses 18e prix annuels. Ils sont destinés à mettre en valeur les métiers du journalisme et de la critique cinématographique. Quatre prix ont été décernés:

• le Prix de l’UJC 2023, pour l’ensemble de sa carrière, à Sophie Avon (Sud-Ouest, Le Masque et la plume)

• le Prix de l’UJC 2023 de la jeune critique à Judith Berlanda-Beauvallet (Ecran Large, Demoiselles d’horreur)

• le Prix de l’UJC 2023 du meilleur entretien à Laurent Delmas (On aura tout vu – France Inter) pour son livre-entretiens, Bertrand Tavernier: Le cinéma et rien d’autre publié chez Gallimard

• La Plume d’Or 2023 du journalisme de cinéma de la Presse étrangère en France, enfin, a été décernée pour la 17e fois conjointement par l’UJC et l’Association de la Presse Etrangère à la critique de cinéma et écrivaine Saideh Pakrowan.

Puis l’Asssociation de la presse étrangère a décerné son « Prix de la mémoire du cinéma » à la réalisatrice, productrice et actrice Véra Belmont, dont le Rouge Baiser est resté dans toute les mémoires, et à qui on doit encore en 2022 le long métrage d’animation Les secrets de mon père. L’APE a également associé à ce prix son producteur Marc Jousset, sa co-scénariste, Valérie Zenatti, et Michel Kichka, le dessinateur de Deuxième génération, dont s’est inspiré le film.

L’APE a également rendu hommage à la réalisatrice iranienne Sepideh Farsi et récompensé le critique iranien Ali Naderzad.

Reconnaissance méritée du cinéma colombien aux 35e Rencontres Cinélatino de Toulouse

Le succès du cinéma colombien dans les festivals de films en 2022 a sans aucun doute attiré l’attention du monde sur ce cinéma stimulant et innovant. Si nous devions définir l’année 2022, nous la résumerions comme l’année où le cinéma colombien s’est réveillé au niveau international et a montré au monde ce dont il était capable.

Avec de multiples récompenses à Berlin, Cannes, San Sebastian… La grande année du cinéma colombien méritait bien ce Focus sur le cinéma colombien contemporain, dans le cadre des Rencontres de Toulouse – Cinélatino. Le festival a accueilli un grand nombre de cinéastes tels que Laura Mora, Andrés Ramírez Pulido, Theo Montoya, Diana Bustamante, Juan Sebastián Mesa… 

De nombreux films du pays ont été projetés avec un fil conducteur apparent : le manque d’appartenance, qui est celui d’un pays qui se réveille d’une guerre interne, d’un cauchemar après la signature de la paix en 2016. L’effusion de sang qui a éclaboussé le pays pendant des années laisse place à une réconciliation nationale plus difficile dans la réalité que sur le papier. Comme toujours, le cinéma est une représentation de la société à un moment donné, les réalisateurs colombiens présents au Focus le savent bien, et ils veulent montrer cette inadaptation, cette difficulté à trouver sa place.


Le joyau de la couronne, en termes de pertinence internationale, était Les rois du monde (Los Reyes del Mundo, 2022) de la jeune réalisatrice Laura Mora, qui a remporté la dernière Coquille d’or au Festival de San Sebastian. Le film raconte la vie de cinq garçons qui vivent dans la rue, jusqu’à ce que l’un d’entre eux, Ra (Carlos Andrés Castañeda), reçoive une lettre lui indiquant qu’il a droit à un terrain, la route pour récupérer ce terrain étant le prétexte utilisé par la réalisatrice pour créer un “road movie” à la colombienne.  Les moments de dynamisme du film (danse dans un camion en marche, vélo sur les routes…) contrastent avec des images lentes et contemplatives (le cheval blanc, un vélo qui vole au ralenti…). Nous observons un scénario qui veut nous faire balancer entre un monde réel et un monde onirique, entre le vertige et le calme, entre le besoin et le confort. 
Comme la vie même racontée dans le film, le scénario est inattendu : on est sans savoir ce qui se passera dans les séquences suivantes, sans rien de certain, sans croire ce que l’on voit, comme ce rêve où les influences du réalisme magique de Gabriel García Marquez se reflètent dans le merveilleux plan-séquence de la maison inhabitable conçu par Laura Mora.

Toujours dans le domaine des jeunes marginaux, nous avons L´Eden (La Jauría, 2022), d’Andrés Ramírez Pulido, qui a remporté le Grand Prix de  la Semaine de la critique 2022 à Cannes. Dans le plus pur style de Michel Franco pour son économie de mouvements de caméra et sa violence calculée et inattendue. Le réalisateur colombien nous présente un centre de détention expérimental. Comme dans Les Rois du monde, un groupe de jeunes sans avenir apparent trouve dans la violence son mode de vie, son mode de relation. Avec une esthétique des plans digne d’un chirurgien, Pulido parvient à transmettre la familiarité du centre de détention, de sorte que nous nous sentons comme un enfant de plus. La brutalité de certaines images, associée à une performance de groupe mémorable, nous fait ressentir la tension à chaque seconde du film. Le scénario pose l’éternel paradoxe de savoir si combattre la violence par plus de violence est la solution ou si, au contraire, de nouvelles techniques de rééducation sont nécessaires pour changer la façon d’être intrinsèque d’une partie de la société qui ne comprend pas le monde sans violence. Les derniers plans sont une déclaration paradoxale des intentions du réalisateur quant à l’avenir de son pays.

Alis (2022) de Clare Weiskopf, qui a remporté l’année dernière le prix ‘Génération 14plus’ à Berlin, propose également un groupe de jeunes aux vies déstructurées. Dans ce cas, un groupe de jeunes filles colombiennes vulnérables partagent leur quotidien avec la caméra, en parlant d' »Alis ». Une manière de guérir par les mots, en se sentant écouté par le réalisateur, en utilisant comme soupape d’échappement l’invention d’un personnage comme « Alis », qui est chacune des filles qui parlent, dans sa version la plus réussie. La charge sentimentale profonde dans les paroles de chacune de ces filles nous fait prendre conscience des traumatismes qu’elles ont dû subir dans leur passé. Cette perception du naturel devant la caméra, la grande innocence que dégagent certaines protagonistes, font que quel que soit le pays d’où l’on regarde ce film, le message atteint les sentiments du spectateur comme une torpille. La valeur ajoutée de ce film est le fait qu’il s’agisse d’un documentaire, ce qui ouvre la voie à ce type de film sur la scène internationale, dans la lignée de Patricio Guzmán et de Maite Alberdi au Chili.

L’indescriptible Anhell69 (2022) de Theo Montoya, lauréat de la Semaine de la critique de Venise,  présente ses personnages trans, se débattant dans un monde imaginaire, où il est interdit de faire l’amour avec des fantômes. Ce film onirique est composé de bribes d’entretiens avec des personnes déjà mortes, des amis du cinéaste qui, pour une raison ou une autre, ont intégré le monde des morts, créant ainsi une œuvre réelle, brute, où les fantômes parlent aux fantômes, plaçant le spectateur dans des limbes temporelles et spatiales, survolant Medellín, accompagnant des fantômes aux yeux rouges, assistant à des interviews ou se faisant conduire par Victor Gaviria dans un corbillard. Ici, l’inattendu devient réalité, les morts se réveillent, et le cinéma perd son étiquette pour devenir trans, comme aime à le dire le réalisateur lui-même.


Parmi les autres œuvres vues à Cinélatino Toulouse, et suivant les chemins d’un cinéma où la définition des genres n’est pas claire, nous avons Un Varón (2022) de Fabian Hernandez, qui a été compagnon de festival avec Andrés Ramírez Pulido à Cannes, bien qu’à cette occasion dans la Quinzaine des Réalisateurs. Le personnage de Carlos (extraordinaire Dilan Felipe Ramírez Espitia) souffre de l’obligation de prouver à tout moment qu’il est un homme. La violence et un esprit inébranlable sont les outils pour montrer à la société qui l’on est, une société qui marginalise les faibles ou tous ceux qui s’écartent des lignes préconçues. Les cris de Carlos, qui regrette sa mère, ne lui permettent pas d’atteindre le statut que la société exige de lui. Il a le sentiment de ne pas être à sa place, de ne pas trouver sa place, et se demande pourquoi il faut constamment prouver qui l’on est. Cela montre, une fois de plus, l’importance pour le cinéma colombien de dépeindre les jeunes de leur pays, qui cherchent à s’intégrer dans la société.

Le Focus de CinéLatino Toulouse sur le cinéma colombien contemporain s’est poursuivi avec de nombreuses autres œuvres du pays andin, comme Nuestra pelicula (2022), La Roya (2021), Virus Tropical (2017), Les jours de la baleine(Los días de la Ballena, 2019)…. Un Focus qui montre le moment social d’un pays, tout en rendant justice à la trajectoire récente du cinéma colombien. Une carte de visite pour se faire une idée du type de cinéma colombien que l’on pourra retrouver à l’avenir dans les prochains festivals du monde entier. Un avenir du cinéma colombien qui trouve lentement sa place dans le monde, à l’image de la jeunesse qui apparaît dans ces films, et qui sera, à n’en pas douter, brillant.

David SANCHEZ

La Berlinale 2023 revient à la « normale » !

Après deux éditions plus ou moins tronquées de la Berlinale, l’une à distance, en 2021, l’autre très limitée, en 2022, son directeur artistique, Carlo Chatrian, et sa directrice exécutive, Mariette Rissenbeek, ont pu présenter en 2023 un festival qui marquait un retour à la « normale ». Pas de test antigène quotidien, masques facultatifs, réceptions professionnelles autorisées, le plaisir des festivaliers de pouvoir ainsi se retrouver dans les conditions habituelles a sans aucun doute donné une touche plus sympathique qu’à l’ordinaire à cette 73e édition de la Berlinale. La seule contrainte héritée du COVID, si l’on peut dire, était l’obligation faite à tous les festivaliers, journalistes inclus, de réserver sa place par Internet, même pour les séances réservées aux professionnels. Mais grâce à cela, en somme, les bousculades d’antan ont disparu et c’est en somme un progrès – dès lors évidemment que l’on obtienne facilement des places, ce qui fut quasiment toujours le cas ; bravo, donc.

Un palmarès « de consécration »

Le jury de la compétition officielle présidé par Kristen Stewart composa un palmarès dont l’idée principale sembla être de consacrer des auteurs reconnus mais pas encore arrivés sur les plus hautes marches des podiums. Ainsi, le jury décida de la remise du prix le plus prestigieux, l’Ours d’Or, au documentaire de Nicolas Philibert Sur l’Adamant, consacré à la péniche qui accueille des personnes souffrant de troubles psychiques, amarrés à un quai du 12° arrondissement parisien. Cela pourrait paraître comme une demi-surprise, les documentaires étant assez rarement autant à la fête, mais en même temps, la consécration de Nicolas Philibert au plus haut niveau semble comme une chose due.

De même, le couronnement du dauphin, l’Ours d’Argent, Grand Prix du Jury, le réalisateur allemand Christian Petzold, pour Roter Himmel semble une nouvelle marche logique pour ce réalisateur qui avait auparavant obtenu en 2012 l’Ours d’Argent de la meilleure réalisation pour Barbara. Conçu comme le second film d’une trilogie, après Undine, il y a trois ans, Roter Himmel est une parabole moderne sur l’écriture et l’amour. Un écrivain arrivant dans une maison isolée avec un ami, déjà en mal d’inspiration, se trouve aussi soudainement en mal d’amour pour la jeune femme inconnue avec qui ils vont partager la maison. Comme à l’accoutumée, Christian Petzold sait construire son film en crescendo, faisant succéder à une période faussement paisible de mise en place des personnages une série de retournements et de quiproquos. Il passe même finalement au tragique avec une légèreté paradoxale qui le transforme en manifeste d’amour. Petzold a choisi Paula Beer pour le rôle de la jeune femme, et lui donne à nouveau un très beau rôle qu’elle a investi avec encore plus de naturel et de bonheur que dans Undine. Il s’avère donc à nouveau comme un superbe directeur d’acteurs et encore plus d’actrices – qui ne se souvient des nombreux beaux rôles qu’il a donnés à Nina Hoss ?

Le prix de la meilleure réalisation, enfin, fut aussi une consécration, celle de Philippe Garrel, pour son Grand Charriot, œuvre à l’atmosphère intimiste centrée sur une famille de marionnettistes dont le théâtre ambulant est le cœur de la vie. Par petites touches, il parvient à ne jamais lasser le spectateur malgré une trame scénaristique simple, presque faible, et c’est ici tout le talent du réalisateur pour ce faire que le jury a salué.

Quant aux autres prix, ils récompensèrent pour le prix du Jury Mal Viver, de l’espagnol João Canijo, et, pour les prix d’interprétations, non genrés à Berlin, la toute jeune Sofia Otero, pour 20.000 espèces d’abeilles de Estibaliz Urresola Solaguren et pour le meilleur second rôle, Thea Ehre pour Bis ans Ende der Nacht de Christoph Hochhäusler. Le prix du meilleur scénario revint à Angela Schanelec pour son Music.

On regrettera sans doute enfin que le jury se contenta de donner un prix relativement mineur, celui de la Meilleure Contribution Artistique, à la Directrice de la Photographie Hélène Louvart, pour Disco Boy. Certes, son travail le méritait, mais c’est un peu négliger la qualité et l’originalité de la réalisation de Giacomo Abbruzzese, qui s’impose d’emblée comme un nom à retenir. Son brillant premier long métrage suit le parcours heurté d’un Biélorussien fuyant son pays dans l’idée d’obtenir un passeport français après cinq années dans la Légion Étrangère française. Abbruzzese compose un film onirique fort original, jouant sur les contrastes, entre les personnages eux-mêmes, et entre l’ordre de la Légion et le désordre apparent mais flamboyant du monde extérieur. Giacomo Abbruzzes est magnifiquement aidé par cet acteur de talent qu’est Franz Rogowski dans le rôle principal, déjà remarqué dans Passages, présenté à Berlin dans la section « Panorama » après sa sélection au festival de Sundance un mois auparavant.

Des découvertes à glaner dans les autres sections

Comme tous les « grands » festivals, la Berlinale ne se limite en effet pas à une compétition officielle, et comprend plusieurs autres sections, dont, justement, les traditionnelles sections « Panorama » et « Forum International du Jeune Cinéma ». On notera le soin mis par Carlo Chatrian à composer avec minutie la sélection des deux sections plus spécifiques et récentes du festival, la section « Rencontres » et la section « Berlinale special ». 

Les deux films ouvrant ces deux sections furent particulièrement bien choisis. Ouvrait la section « Rencontres » une œuvre qui n’aurait d’ailleurs pas dépareillé Sundance, un film « indépendant » du réalisateur américain Dustin Guy Defa, The Adults Il y montre avec originalité le malaise fréquent des rapports familiaux à travers la difficulté de communiquer d’un frère et de deux sœurs. Ceux-ci se retrouvent dans la maison familiale après plusieurs années de séparation et de silence, et sont réduits à « parler » dans le baragouin de leur enfance pour parvenir à se comprendre vraiment.  La performance des trois acteurs qui les incarnent, Michael Cera, Hannah Gross et Sophia Lillis, est remarquable.

De même, on saluera le beau choix pour l’ouverture de la section « Berlinale special », que fut Laggiù qualcuno mi ama, l’excellent documentaire que Mario Martone a réalisé en hommage à Massimo Troisi. Intercalant judicieusement extraits de films de Troisi et clips de réalisateurs célèbres, Chaplin et bien d’autres, Martone rend un bel hommage à Massimo Troisi en montrant que ce réalisateur-acteur de films à grand public était aussi un véritable auteur dont le talent était en somme injustement méconnu, sous-estimé parce qu’il faisait des films populaires.

Dans la même section, il faut aussi saluer la magnifique performance d’Helen Mirren dans Golda, le film de l’israélien Guy Nattiv où elle incarne avec une véracité stupéfiante Golda Meir, la Première Ministre d’Israël durant la Guerre de Kippour.

Un regret et une surprise

Si le Marché du Film accueillait à nouveau les professionnels en 2023, on regrettera vivement que les journalistes en aient quasiment été exclus, puisque l’accès au Marché du Film ne leur était autorisé… qu’après 17 heures, autant dire lorsque tous les participants n’y sont plus. Pourtant, il est normal pour les journalistes de s’informer sur les cinématographies des pays qui y sont représentées, de prendre parfois ainsi des contacts plus facilement avec des équipes de films, bref, de faire leur travail. 

Quant à la surprise, ce fut de constater que les films de la rétrospective de 2023 étaient des œuvres, certes intéressantes, mains majoritairement des années 1970 à 1990, à trois exceptions près des années 1950. On avait jusqu’alors l’habitude d’aller à la rétrospective de temps en temps pour le plaisir de retrouver des films muets centenaires ou de l’entre-deux guerre. Certes, la génération « Millénium » considère déjà les films des années 1980 comme des incunables, ou presque, mais il faut espérer que la richesse du cinéma antérieur allemand et international soit à nouveau à l’honneur de la rétrospective de la prochaine Berlinale. Cela n’enlève rien à la satisfaction qu’ont éprouvée les festivaliers de voir que la Berlinale 2023 avait retrouvé toutes ses couleurs !

Philippe J. Maarek

Le grand retour de Sundance !

Après s’être déroulé virtuellement du fait de la pandémie COVID-19, le Festival de Sundance a redéployé en janvier 2023 ses ailes avec brio en reprenant toute son ampleur habituelle dans la dernière semaine de janvier. Plus belle fenêtre sur le cinéma indépendant américain depuis sa reprise par le ‘Sundance Insitute’ créée par Robert Redford, et maintenant présidé avec efficacité par Joana Vicente, le festival comporte aussi des sections internationales et pourrait aussi à cet égard être vu comme une synthèse réussie entre La Semaine de la Critique et la Quinzaine des Réalisateurs cannoises.

La programmation du festival, dirigée par Kim Yutani, est très clairement dominée par quatre sections compétitives qui forment littéralement le cœur du Festival. Elles donnent d’emblée le « la » en quelque sorte, puisque les deux sections attendues des fictions américaines et internationales, se voient doublées par deux sections dédiées aux documentaires, américains et internationaux. Ainsi, Sundance se positionne clairement en carrefour du cinéma indépendant américain et international, certes, mais aussi du cinéma documentaire. Ce genre souvent oublié sort ainsi chaque année du ghetto des festivals spécialisés grâce à Sundance – et avec grand bonheur cette année encore, nous y reviendrons. Enfin, Sundance comporte aussi une section non compétitive de « premières » américaines et internationales plus grand public, une petite section « Spotlitght », présentant quelques films internationaux choisis, et, outre le court-métrage, il y a même une petite section « cinéma de minuit » regroupant des films de genre.

Le cinéma féminin en force

Alors que les nominations aux Oscars américains et aux Césars français se ridiculisent cette année par la rareté des présences féminines, le millésime 2023 de Sundance a montré à quel point ces manifestations semblent ancrées dans un conservatisme injustifié, tant les films réalisés par des femmes – et avec talent –  y ont été nombreux. 

On retiendra ainsi la chronique douce-amère des rapports humains aujourd’hui menée avec talent par Rachel Lambert dans Sometimes I think about dying. Elle y met en scène l’isolement routinier quotidien, au travail comme en amour, d’une d’une jeune comptable solitaire dans une petite ville de l’Oregon. Elle est incarnée par Daisy Ridley avec une retenue maitrisée que l’on n’attendait pas forcément, aux antipodes de ses rôles dans les trois épisodes de La Guerre des Etoiles où elle interprète le personnage de Rey. 

La réalisatrice Susanna Fogel chronique également dans Cat Person, une relation complètement ratée entre une jeune femme et un homme fort maladroit pourtant un peu plus âgé. La méfiance qui règne souvent aujourd’hui entre les sexes conduit la jeune femme à envisager de plus en plus le pire, face à la maladresse croissante de l’homme qu’elle essaye alors de « ghoster ». Cela tourne vite au vinaigre, en une situation de plus en plus fermée – pour ne pas parler d’un dénouement presque incongru et en même temps crédible malgré tout. Emilia Jones et Nicholas Braun (le Gregory de la série Succession) incarnent remarquablement le mal-être de leurs personnages. 

Pour continuer à évoquer des réalisatrices en vue à Sundance, on pourrait aussi citer la façon presque documentaire dont Erica Tremblay met en évidence dans Fancy dance le sort des indiens autochtones des Etats-Unis. Ils sont perdants d’avance ou presque, dans les Etats-Unis d’aujourd’hui comme d’hier, et leur situation devant l’administration, la police, n’a rien à envier à celle des afro-américains. Le film montre bien que les femmes, ici Cherokee, sont encore plus maltraitées que les hommes par les services sociaux comme par leur environnement qui les considère d’emblée de façon négative – un sujet devenu d’actualité,  que la série télévisée Yellowstone a d’ailleurs aussi récemment mis en évidence à plusieurs reprises, à juste titre. 

On pourra mettre dans le même registre le sort fait à la jeune femme d’Animalia, le film franco-marocain qui valut à Sofia Alaoui le prix spécial du jury de la section « fictions internationales » pour sa « vision créative ». Son film de science-fiction est pourtant bien actuel, en somme. Isolée involontairement du reste de sa famille par une suite d’événements étranges semblant montrer une arrivée d’extra-terrestres, ou une catastrophe climatique, en un non-dit subtil, Itto, une jeune femme enceinte entreprend un périple dangereux pour retrouver les siens. Embarquée dans un véritable road-trip à la recherche de sa famille, elle se trouve alors souvent en butte à la misogynie latente des habitants des villages qu’elle traverse. Le film est aussi une parodie sociale, puisqu’elle est aussi confrontée à son origine plébéienne après avoir épousé l’héritier de riches possédants et aux villageois qui la méprisent pour ce qu’elle est devenue. Oumaïma Barid, dans le rôle principal, fait une composition intéressante.

Le pendant masculin de cette difficulté des rapports humains aujourd’hui vient de Shortcomings, premier film de Randall Park. Il y met en scène avec humour un jeune homme américano-asiatique qui n’arrive pas à sortir de ses préjugés et de son incurie à se projeter dans une relation saine avec sa compagne de plusieurs années. Les malentendus y prennent quasiment un accent quasiment Rohmerien, faisant de ce film une œuvre qui n’aurait pas déparé dans la « Semaine de la Critique » cannoise, justement.

Il faut aussi souligner que plusieurs de ces réalisatrice si justement mises en évidence par Sundance ont été soutenues par des stars féminines, hollywoodiennes ou de séries télévisées majeures : on a vu dans l’un ou l’autre de leurs films Emilia Clarke, la Danaerys de Game of Throne, Daisy Ridley de La Guerre des Etoiles, Jennifer Connely, juste après Top Gun Maverick, Julia-Louis Dreyfus que l’on ne présente plus, ou Dakota Johnson, qui assure la voix off de Shere Hite dans le documentaire qui est dédié à la chercheuse, The Disappearance of Shere Hite.

Le cinéma documentaire à la fête

Deux des quatre sections les plus importantes sont donc dédiées par Sundance au cinéma documentaire, selon qu’il est américain ou international. Et il faut bien dire que la qualité de l’ensemble des documentaires sélectionnés donnait l’envie d’en voir plus !

Le documentaire le plus frappant, certes sans doute du fait de l’actualité, était sans doute 20 Days in Mariupol, du reporter cinéaste ukrainien Mstyslav Chernov. Il  y fait lui-même en voix off la chronique des vingt premiers jours du siège de la ville de Marioupol alors que sa petite équipe de reportage pour l’Associated Press était la seule restée dans la ville après le départ des autres journalistes internationaux juste avant son encerclement par les troupes russes. Le film montre, jour après jour, de façon prenante, les horreurs du siège : civils effrayés et meurtris, maternité bombardée, cadavres déposés à la va-vite dans un charnier provisoire… Chaque fois que l’équipe parvenait à envoyer des images à l’extérieur, le film intercale de courts clips montrant la reprise frappante des vidéos de l’équipe par les émissions d’actualité du monde entier, puisque c’était la seule source d’information venant de la ville assiégée. Une véritable leçon montrant la nécessité du journalisme de guerre…  Le film montre ironiquement sur la fin la réalité déniée par un officiel russe, qui écarte ses images comme des fake-news alors que le spectateur vient d’en voir la vérité. 20 Days in Mariupol a obtenu le prix du public de la section « documentaires internationaux ».

D’un tout autre rythme, on remarqua beaucoup Smoke Sauna Sisterhood, tendre et subtile évocation par Anna Hints d’un groupe de femmes estoniennes se livrant au rite du sauna. La caméra jamais voyeuse de la réalisatrice caresse de plans sobres demi-obscurs les corps de ces femmes de tous âges alors qu’elles conversent avec une liberté joyeuse de leur vie, leurs amours, ou même parfois de la vie du temps où l’Estonie faisait partie de l’URSS. Smoke Sauna Sisterhood valut à Anna Hints le prix de la meilleure réalisation dans la catégorie « documentaires internationaux ».  

Dans un registre plus ouvertement combatif, on remarqua The Disappearance of Shere Hite, le documentaire, certes de facture plus classique, dédié à Shere Hite, l’auteure du célèbre « Rapport Shere Hite ». Il faisait en quelque sorte suite aux travaux de Masters et Johnson, mais en se référant cette fois exclusivement à la sexualité féminine. La réalisatrice Nicole Newnham montre bien comment la force de l’ouvrage fit son efficacité, en faisant même un best-seller, mais comment par une sorte de revanche misogyne, le travail suivant de Shere Hite fut démoli par les médias. Il conduisit à sa véritable mort sociale et à son exil en Grande-Bretagne – on n’ose penser à ce qu’elle aurait subi aujourd’hui, à l’heure des agressions si violentes dans les réseaux sociaux. 

Un autre documentaire, également de facture assez classique, mais présentant des images inconnues et fascinantes, Beyond Utopia, a obtenu le prix du public de la section « documentaires américains». La réalisatrice Madeleine Gavin y rencontre plusieurs femmes ou familles nord-coréennes qui ont réussi à fuir leur pays en entremêlant entretiens et passages didactiques avec des clips inédits et passionnants tournés à la sauvette, par des mini caméras ou des téléphones, montrant la vie réelle en Corée du Nord. Sortis du pays, parfois au péril de la vie de ceux qui les transportaient, ces clips en montrent la dure réalité totalitaire.

Des « premières » de qualité et d’envergure !

Il convient enfin de s’arrêter sur quelques films qui ont marqué la sélection de Sundance dans la section non compétitive « Premières ». 

A tout seigneur, tout honneur, on évoquera d’abord le vainqueur du prix Alfred P. Sloan des films de fiction, The Pod Generation, de la franco-américaine Sophie Barthes, qui emmène en tête de générique Emilia Clarke, la révélation de Game of Throne, dans un rôle à contre-emploi bien tenu. Ce film remet la science-fiction au premier plan, un peu comme l’avait fait Ex Machina il y a quelques années, en une réalité proche inventée fort crédible. Il montre intelligemment et sans emphase comment dans un futur pas si éloigné, les femmes pourraient être épargnées des difficultés de la grossesse et de l’accouchement par l’invention d’une société « HighTech », le cocon d’incubation. Après un ensemencement artificiel, on fournirait aux heureuses élues des cocons de plastique qui rempliraient les fonctions des utérus, et dans lesquels l’embryon pourrait arriver tranquillement à maturité sans coup férir. On pourrait apporter le cocon chez soi de temps en temps, puis le ramener à la société pour qu’il poursuive son incubation. Bien sûr, la procédure ne va pas sans une volonté de contrôle social, notamment de préconditionnement et de sélection de l’enfant à venir. Petit à petit, nous le découvrons en compagnie des personnages principaux, qui, initialement réticents, puis enthousiastes, finissent par comprendre la réalité de ce contrôle social et de l’eugénisme qui le sous-tend. La réalisation sobre de Sophie Barthes, le sujet bien mené, et la participation d’Emilia Clarke augurent sans doute d’une jolie carrière pour The Pod Generation.

Autre « Première », You hurt my feelings est une délicieuse tragi-comédie menée par Nicole Holofcener. Un couple d’intellectuels incarné par Julia-Louis Dreyfus et Tobias Menzies (le mari contemporain de la série Outlander, entre autres), elle écrivaine sur le retour, lui psychanalyste fatigué, discute et se dispute sur le dit et le non-dit de la qualité du nouveau manuscrit de la romancière, et implicitement, de leur relation. Leur joli duo d’acteurs, les dialogues vifs, l’ironie sous-jacente, le tout n’est pas sans faire penser à l’atmosphère des films de Woody Allen.

Il ne faut pas enfin oublier une dernière « Première », le Passages d’Ira Sachs, le réalisateur qui s’est fait connaître par Forty Shades of Blue. Il y met en scène un véritable trio infernal constitué par trois grands acteurs qu’il sait mener à leur maximum y compris dans les scènes les plus crues. Il s’agit de Frank Rogowski, le fameux acteur allemand au bec-de-lièvre de Transit et bien d’autres, de Ben Wishaw, le nouveau ‘Q’ des James Bond, mais aussi l’un des rois de la scène londonienne, et enfin d’Adèle Exarchopoulos, qu’il est maintenant inutile de présenter, et dont la présence et le naturel forment à chaque fois presque comme une nouvelle révélation. Les deux hommes, entrés dans une relation maritale de longue date, lui réalisateur célèbre (Rogowski), voient leur couple voler en éclat le jour où ce dernier entre par hasard dans une relation physique d’une force qui le surprend lui-même avec une jeune femme – ce qu’il révèle à son partenaire et provoque leur rupture. Un couple hétérosexuel inattendu se met alors en place, d’autant plus que la jeune femme s’avère vite enceinte, et une vie apparemment banale semble alors se dessiner pour eux, alors que le partenaire rejeté se trouve quant à lui un nouveau partenaire. Mais ce Passages aux accents Fassbindériens prend bien évidemment un tout autre virage qui lui donne sa force au-delà de ce qui pourrait sembler comme une nième version d’un triangle amoureux moderne.

Finissons enfin sur un film qui n’était pas une « première » mais aurait sans doute pu l’être, The accidental getaway driver, qui valut à juste titre Sing J. Lee le prix de la meilleure réalisation de fiction américaine. Inspiré d’une histoire authentique, ce film relate les péripéties souvent ubuesques mais aussi dangereuses qui surviennent à un vieil homme asiatique américain, chauffeur Uber ou similaire, qui prend sans le savoir en course un trio d’hommes qui viennent de s’évader de prison. Les retournements foisonnent dans The accidental getaway driver, que le réalisateur sait aussi laisser emporter par la grande humanité donnée au personnage principal, qui finit par emporter la conviction d’un des évadés, dernière pirouette qui donne une touche finale émouvante au film.

Philippe J. Maarek

Principaux autres films primés à Sundance :

• Prix de la fiction américaine, A Thousand and One, de A.V. Rockwell

• Prix du documentaire américain, Going to Mars: The Nikki Giovanni Project, de Joe Brewster et Michèle Stephenson

• Prix de la fiction internationale, Scrapper, de Charlotte Regan

• Prix du Documentaire international, The Eternal Memory, de Maite Alberdi

(Photos Courtesy of Sundance Institute)

Soutien au cinéma iranien et à la liberté d’expression

Communiqué de Presse de l’Union des Journalistes de Cinéma du 20 décembre 2022

L’Union des Journalistes de Cinéma constate avec tristesse qu’alors que les cinéastes iraniens Mohammad Rasoulof, Mostafa Aleahmad et Jafar Panahi sont toujours incarcérés, c’est maintenant l’actrice Taraneh Alidoosti, vue cette année au Festival de Cannes dans le film en compétition Leila et ses frères, qui vient d’être arrêtée pour avoir comme seul tort d’avoir voulu s’exprimer librement.

L’Union des Journalistes de Cinéma demande la libération immédiate de ces personnalités du cinéma iranien reconnues dans le monde entier, récompensées dans les plus grands festivals de cinéma, dont le seul tort est leur liberté d’expression.

 

 

Le Caire 2022: « Things Unsaid » Quand le non-dit est discours

TU6kThings Unsaid réalisé par la macédonienne Eleonora Veninova a été sélectionné pour sa première mondiale en compétition officielle de la 44e édition au Festival International du film au Caire. Ce film n’a pas eu de prix dans ce festival mais mérite qu’on en parle.

Veninova choisit un récit concentré sur trois personnages. Maya jouée par Sara Klimoska, une jeune adolescente de presque dix huit ans, est envoyée par ses parents chez Ana (Kamka Tocinovski)  et son mari Fillip (Blagoj Veselinov) pour passer quelques temps chez eux dans leur maison de vacances. Ana est photographe,  Fillip est professeur des universités. Fervente de photographie, la passion des solitaires, Ana semble être absorbée par sa future exposition, elle se préoccupe de ses cadrages, des portraits, du jeu du clair obscur. Dans sa chambre noire, la révélation de chaque photographie est un moment de doute. Le personnage d’Ana est subtilement construit, elle est à la fois froide et distante,  aimable et bienveillante,  elle est attirante et répulsive. Fillip,  attaché à sa femme, laisse voir tout au long du film un certain inconfort inavoué se traduisant dans sa distraction pour l’écriture, son indécision pour des choses simples ce qui ne l’empêche pas de se montrer aimant et compréhensif.

Maya perturbe la sérénité apparente du couple et commence à remettre en question des petits détails de leur vie, puis certaines certitudes, et enfin leur union maritale. Provocatrice, insouciante et assoiffée d’émotions, Maya bouleverse le silence du couple et le met mal à l’aise. Le personnage de Maya demeure une menace pour Ana et Fillip, dérangeant un certain ordre émotionnel préétabli au sein du couple. Elle s’isole tantôt avec Ana tantôt avec Fillip, jusqu’au moment où le couple n’arrive plus à communiquer. Mais chacun fait semblant d’être absorbé, occupé par autre chose, Ana par ses photos surexposées, comme si elle essayait de cacher quelque chose dernière et Fillip, en manque d’inspiration, s’attache à un chien qui s’est imposé de lui-même dans le foyer. La présence de l’animal est presque similaire à celle de Maya. Il provoque un certain inconfort, une certaine gène… jusqu’au moment où sa disparition provoque l’éclatement conjugal.

Tout au long du film, la réalisatrice a construit son récit en une suite de chapitres narratifs ponctués par un titre ambigu qui fait que le spectateur s’attend à plusieurs possibilités de dénouements. Le film est une attrayante combinaison de cinéma, de photographie, de littérature, qui interroge au fond la jeune femme, son mari et la jeune adolescente qui ose transgresser quelques règles . Things Unsaid traite de la complexité de l’âme humaine, quel que soit le sexe, l’âge ou l’orientation sexuelle. Eleonora Veninova dramatise les non-dits, langage, silence, expression, désir, rejet et blessure, à travers la question du corps qui plane tout au long du film. Le corps occupe les lieux, les objets, les pensées. Le corps est discours chez chaque personnage. Things Unsaid est un film faussement minimaliste,  fort dans la simplicité trompeuse de son discours. Ce film nous apprend qu’il n’y a pas de vérité absolue, ni de règles intransgressibles, ni d’émotions indescriptibles. Things Unsaid est un film de non-dits à travers la  construction poétique d’une pensée fragile.

Henda Haouala

Alam poster wPalmarès de la compétition Internationale:

Prix de la Pyramide d’Or du meilleur film : Alam, de Firas Khoury (Palestine)

Pyramide d’Argent, Prix Spécial du Jury, pour le meilleur réalisateur : L’Amour selon Dalva, d’Emmanuelle Nicot. (Belgique)

Pyramide de Bronze de la meilleure première ou seconde œuvre : Pain et sel, de Damian Kocur (Pologne)

Prix Naguib Mahfouz du meilleur scénario : Un homme» (A man), de Kei Ishikawa (Kosuki mukai) (Japon)

Prix du meilleur acteur (ex aequo) : Maher Elkh dans Le Barrage, d’Ali Cheri (Soudan) et Mahmoud Bakri dans Alam, de Firas Khoury

Prix de la meilleure actrice : Zelda  Samson dans L’Amour selon Dalva, d’Emmanuelle Nicot

Prix Henry Barakat de la meilleure contribution artistique : 19B, de Ahmad Abdalla  (Egypte) (directeur de la photographie : Mostafa Elkashef)

Élise Jalladeau : une Française au 63e Festival de Thessalonique !

Élise Jalladeau est la directrice générale du Festival du film de Thessalonique. C’est une organisation qui englobe non seulement le festival qui vient d’avoir lieu, mais un festival du film documentaire en mars et elle supervise les événements et la programmation de quatre cinémas tout au long de l’année. J’étais curieuse de savoir comment une Française en est arrivée à occuper le poste le plus important du festival du film le plus important de Grèce, alors nous nous sommes assises pour discuter dans son bureau.

IMG_7527 - copieFille de Philippe Jalladeau, célèbre pour ses 30 ans à la direction du Festival de Nantes en compagnie de son frère Alain, Élise travaillait comme productrice de films depuis 15 ans lorsqu’elle s’est retrouvée dans une impasse.

« Les premiers films que j’ai produits étaient très art et essai et sont allés à Cannes » , se souvient-elle. « Le premier film de 1998 Tueur à gages (Killer) de Darezhan Omirbaev a fait 90 000 entrées en France, et même si le dernier, Huacho de 2009 d’Alejandro Fernandez Almendras, était tout aussi bon, il n’avait totalisé que 30 000 entrées, ce qui était quand même bien à cette époque, mais peu. J’étais déprimée et je me demandais ce que je devais faire, car je voulais vraiment m’adresser au public. Nous avons ce système en France qui fait que si vous venez de l’audiovisuel, vous pouvez devenir une sorte de diplomate, l’attaché audiovisuel d’une ambassade, grâce à une filière du ministère des Affaires étrangères. Alors, j’ai postulé, et j’ai été envoyée en Grèce sans même l’avoir choisi, c’est là qu’on m’a affecté ! Je suis allée vivre à Athènes. Je n’étais jamais allé en Grèce auparavant, sauf quand j’avais huit ans avec mes parents à Corfou. J’y suis allée, j’ai appris la langue et j’ai adoré. »

Élise Jalladeau est devenue membre du conseil d’administration du Centre du cinéma grec. « Je connaissais les problèmes et les défis de l’intérieur. » Après cinq ans, son contrat d’attachée audiovisuelle a pris fin et elle est revenue en France. « Quand je suis revenue, mes amis de l’industrie grecque m’ont appelé et m’ont dit que le poste au Festival du film de Thessalonique était disponible. Alors, j’ai postulé avec un plan de développement du festival et ils m’ont pris. D’ailleurs, l’appel était en grec. »

Elle est embauchée pour trois ans et s’adjoint les services d’Orestis Andreadakis à la direction artistique du festival. « Je voulais travailler avec quelqu’un sur qui compter et qui pourrait apporter une nouvelle vision. Orestis n’est pas seulement programmateur, il est commissaire d’exposition il peut faire dialoguer les films avec des œuvres d’art contemporaines ou des romans ou des essais. Il était très proche de John Berger et il a gardé de cette amitié cette approche pluridisciplinaire des arts en général et du cinéma en particulier. C’est aussi un journaliste, un très bon journaliste, et nous avons remodelé l’équipe. La priorité à l’époque était d’essayer de stabiliser les finances car le festival a beaucoup souffert pendant la crise financière et la crise politique. »

Ils ont travaillé ensemble au développement de l’Agora, le marché du festival et ont lancé en juin de cette année un ‘festival boutique’, The Evia Film Project, qui se concentre sur le cinéma vert et l’écologie.

« Tout se passe très bien », admet-elle. « La seule chose, c’est que les marchés sont soumis à une très forte pression maintenant à cause de la pandémie. Nous devons également être inclusifs et accessibles et il est nécessaire de servir l’industrie des séries qui ne fait que commencer. Alors, en tant que festival de cinéma, comment équilibrer cela ? Nous ne sommes pas les seuls à relever les défis. Ainsi, nous avons tendu la main à d’autres marchés comme Cannes, Venise, Berlin, Karlovy Vary, Rotterdam, Saint-Sébastien, Trieste et plusieurs autres et nous avons lancé un groupe de réflexion. Trois think tanks en fait. Le premier se déroulera à Berlin pendant le Festival de Berlin. Le deuxième aura lieu ici en mars pendant le festival du documentaire et le troisième sera en ligne. Nous avons embauché un spécialiste pour tout organiser. Le fait que nous soyons soutenus par nos collègues prouve que nous sommes confrontés aux mêmes enjeux et maintenant ensemble nous pouvons réfléchir à notre avenir commun car nous sommes complémentaires. »

Pendant la pandémie, Elise Jalladeau dit que les marchés des festivals sont devenus plus intégrés parce qu’ils se parlent davantage, via Zoom. « Ce n’est pas que nous voyageons moins mais en plus nous réseautons sur Zoom. C’est une valeur ajoutée. Le blocage géographique des visionnement, tous les sujets sont abordés, pas seulement en Europe, mais avec des pays comme la Nouvelle-Zélande ou le Canada (Hot Docs). »

Élise Jalladeau en est maintenant à son troisième contrat de trois ans avec Thessalonique et ce sera probablement son dernier. « J’ai encore deux ans de mandat. Après cela, si mon travail est terminé, je donnerais volontiers la parole à une nouvelle génération. Le festival ne m’appartient pas après tout. La génération précédente des directeurs de festival en a été la pionnière. Ils ont créé les festivals de cinéma et ils se sont sentis comme s’ils leur appartenaient. Il arrive un moment où il faut laisser quelqu’un d’autre prendre le volant. On a demandé à mon père de quitter la direction de son festival à Nantes et je pense que cela a eu un impact profond sur moi. Il a créé Nantes en 1979 et on lui a demandé de partir au bout de 30 ans. »

Élise Jalladeau est née à Nantes en 1969. Elle dit que son père et sa mère, qui a travaillé avec son père, ont exercé une énorme influence sur elle. « Quand j’étais enfant, j’allais au cinéma presque tous les jours. A cette époque, ils travaillaient pour l’antenne de la Cinémathèque française de Nantes, puis ils ont lancé le Festival des Trois Continents avec le frère de Philippe, Alain, mon oncle. Je regardais des films, juste en tant que spectatrice et à l’âge de 18 ans, j’ai décidé de ne pas travailler du tout dans le cinéma. J’ai étudié les sciences politiques. Quand j’ai dû chercher un stage, j’ai demandé à mes parents s’ils avaient des amis qui pouvaient m’accueillir. Du coup, je suis allé au Centre National du Cinéma (CNC) pour faire un premier stage, et l’année d’après j’ai travaillé pour Unifrance à Tokyo, ce qui a été un extraordinaire. Donc, j’ai vraiment essayé d’échapper à l’idée de travailler dans le cinéma mais je n’y suis pas parvenu. C’était facile pour moi; c’était ma culture. Même si je m’intéressais aux sciences politiques et à la sociologie, ma culture était le cinéma. J’avais un réseau, donc j’ai été vraiment gâtée. J’admire vraiment les gens qui peuvent réussir au cinéma sans avoir de famille pour les soutenir. Le cinéma regorge de fils et de filles et j’ai réalisé que j’étais l’une d’entre eux, même si mes parents ne sont pas très connus du grand public. ».

Élise Jalladeau évoque aussi les conséquences de ce choix à long terme. « Au départ je n’étais pas très ambitieuse car j’avais le sentiment que je n’étais pas très légitime à cause de mes parents ou même parce que je suis une femme et que les femmes de ma génération remettaient en question leur légitimité. Cela a affecté mon ambition. Mais je sais travailler, je sais diriger une équipe, une grande équipe. Je sais produire un film. Je pense que si je venais du monde extérieur et que je n’avais personne pour me soutenir, j’aurais eu plus faim, j’aurais été plus ambitieuse. »

Au-delà de sa modestie, Élise Jalladeau s’en sort néanmoins très bien et projette une personnalité décontractée et sans affects bienvenue dans l’univers des festivals.

Helen Barlow

I_Have_Electric_Dreams-552027765-largeLes principaux prix du 63e Festival de Thessalonique

Compétition Internationale

‘Alexandre d’Or Theo Angelopoulos’, I Have Electric Dreams, de Valentina Maurel, Belgique/France/Costa Rica

‘Alexandre d’Argent’ – Prix special du Jury, A Piece of Sky, de Michael Koch (Suisse/Allemagne)

‘Alexandre de Bronze – meilleure réalisation, ainsi que Prix FIPRESCI pour la Compétion Internationale, Plan 75, de Chie Hayakawa (Japon/France/Philippines/Qatar)

Competition ‘Meet your neighbours’

‘Alexandre d’Or’, Klondike, de Maryna Er Gorbach (Ukraine/Turquie)

Compétition ‘Film Forward’

‘Alexandre d’Or’, Retreat, de Leon Schwitter (Suisse)

Cinéma Grec

Prix FIPRESCI de la Critique Internationale du meilleur film grec, Behind the Haystacks , de Asimina Proedrou

 

Deux découvertes aux Journées Cinématographiques de Carthage 2022


vnkVuta N’kuvute (Tug of War) : L’élégance du style

Vuta N’kuvute ou Tug of War ou encore Les révoltés de Amil Shivji est le film tanzanien qui a conquis le cœur des jurys de la  Fipresci (La fédération internationale de la presse cinématographique) et celui de la compétition officielle des longs métrages de fiction  lors de la 33ème édition des Journées cinématographiques de Carthage en étant triplement primé: Prix Fipresci, prix de la meilleure photographie et « Tanit d’or », le Grand Prix des Journées Cinématographiques de Carthage de 2022.

A lire le titre, le spectateur s’attend à un film de guerre, de violence mais quel bonheur de découvrir une histoire de lutte d’une douceur et d’une humanité magique. Cela se passe dans les années 50 en Tanzanie, précisément à Zanzibar, encore sous la colonisation Britannique. Le film problématise la question de la guerre d’un axe narratif inattendu. Une aubade entre Dange joué par Gudrun Columbus Mwanyikab et Jasmine interprété par Ikhlas Gafur Vora qui se tisse dans un contexte politique délicat de l’histoire du pays. Dange est un lutteur communiste doux et révolté, il rêve de liberté et d’égalité. Il fait la connaissance de Jasmine, une indienne zanzibarie, mariée de force et qui décide de fuir le foyer conjugal, assoiffée d’amour et de liberté. Au début du film, on ne saisit pas le lien entre les deux personnages mais on comprend que le film se joue autour de l’ambiguïté de leur statut. L’énergie du casting de ce beau duo nous charme par sa tendresse sobre, par sa cause noble, humaine et légitime, bref l’un est rien sans l’autre. Le film n’expose pas une séduction gratuite ni impulsive de ce couple marginal parce qu’entre eux tout est question de détail, de subtilité, chacun s’oublie pour l’autre, par amour. La caméra fixe leur regard, leur rapprochement voire même leur respiration, elle capte leur âme. Le film n’expose pas non plus une guerre de grande violence, la plupart du temps  il est d’un silence noble. Il s’appuie sur des axes narratifs divers, sur des faits historiques… et enfin une belle histoire prend tout son sens. Amil Shivji opte pour un parti pris esthétique encore plus inattendu que l’histoire même mais ô combien émouvant. Curieusement le côté sombre, souvent illuminé par la couleur rouge, celle de la révolte, domine les plans, illumine les héros du film et leur donne toute leur crédibilité et toute la justesse de leur combat.

Les révoltés est un film d’une esthétique sonore exceptionnelle pleine de surprises musicales, on y découvre la chanteuse Zanzibarie  Siti Amina qui joue Mwajuma, une voix envoûtante avec laquelle elle lutte, à sa manière, contre la ségrégation. Dans le film,  elle prononce cette réplique qui résume son personnage « Je chanterai pour que tout Zanzibar m’entende ».  La musique du film est juste une petite merveille signée par le talentueux Amine Bouhafa qui désormais grave son nom dans les plus beaux films. Il n’hésite pas à prendre le risque  d’opter lui aussi pour un choix musical inattendu qui habille parfaitement ce récit filmique enclavant les communautés indienne, noire et arabe. Contre toute attente Amine Bouhafa nous livre la voix divine de la grande chanteuse libanaise Sabah appelée aussi « La Merlette » et le chanteur égyptien Abdel Halim Hafez surnommé le rossignol brun.

Vuta N’kuvute est un film d’une justesse scénaristique remarquable, poétique et mature. Je considère ce film comme étant une véritable réflexion philosophique invoquant le sensualisme où chaque plan, chaque sonorité n’est qu’une sensation liée et associée à d’autres, nous rappelant l’élégance du style et l’émotion subtile du film hongkongais In the Mood for love de  Wong Kar-Wai.

Sous les figues, d’Erige Sehiri, « Tanit d’Argent »

Le dauphin du palmarès des Journées de Carthage, le « Tanit d’Argent », a été Sous les figues, d’Erige Sehiri, le réalisateur deAlbum de famille et de La voie normale, un film sélectionné à la quinzaine des réalisateurs au festival de Cannes 2022. Il sort dans les salles tunisiennes le 6 Novembre après une avant première aux Journées Cinématographiques de Carthage dans la sélection officielle des longs métrages de fiction.

Sana, Fidé, Meriem, Malek, Firas, Abdou, Gaith et d’autres partent au petit matin pour la cueillette des figues à Makthar. Une fois arrivés et sous les figuiers, la vie prend tout un autre sens. Sous un soleil éclatant et avec une esthétique de film documentaire, Erige Sehiri prend son temps pour raconter ses personnages un par un. Elle s’attarde sur leurs têtes perchées, ils cherchent du regard la figue mûre, peut être aussi le moment opportun pour réfléchir ou chercher les mots qu’il faut. Pendant la cueillette, les jeunes discutent entre eux, des histoires d’amour se dessinent, d’autres semblent prendre fin.

Toute la beauté du film réside justement dans cette définition donnée à l’amour. Tout au long de cette journée de travail,  sous une lumière étincelante, la réalisatrice caresse carrément leurs visages avec sa caméra, nous livrant un portrait  délicat et juste de cette jeunesse : les jeunes  se lancent des œillades mais pas seulement, ils règlent aussi leurs comptes.

Sous les figues n’a rien de monumental mais sa grandeur réside dans sa sincérité, simplicité et « générosité » comme l’a qualifié le critique français Charles Tesson. Sur le plan technique le film pourrait sembler minimaliste, néanmoins son poids réside dans la narration des portraits.

Erige Sehiri a finement pressenti que toutes ces figues cueillies portent en elles des rêves, des déceptions, des idées tranchées, des amours interdites mais aussi de la  douleur et de la  souffrance. Ce film est une sorte de journal intime vivant racontant une jeunesse tunisienne sûrement oubliée, tantôt euphorique tantôt désespérée,  mais qui croit fermement que demain sera meilleur.

Avec Sous les figues, Erige Sehiri apporte quelque chose d’autre au cinéma tunisien : une nouvelle approche et une nouvelle esthétique cinématographique.  Ce film est un moment de répit, de sérénité mais surtout de sincérité. N’oublions pas que faire du cinéma c’est mentir le plus sincèrement possible.

Henda Haouala

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Toronto de retour !

657904195_TIFF22_BrandingGraphic_PressAprès deux éditions de format réduit du fait de la pandémie COVID-19, la 47° édition du Festival International de Toronto (TIFF, pour les habitués de l’acronyme anglais) aura été celle du retour à la normale de la manifestation. Réduit à une version minimale en 2020, limité du fait des restrictions de voyage à une dimension locale en 2021, le Festival a retrouvé en 2022 ses habitués du monde international du cinéma… et ses belles salles, qu’il s’agisse du Scotiabank si pratique pour les professionnels ou du Royal Alexandra et des autres immenses salles des projections publiques.

Cameron_Bailey_-_George_PimentelCameron Bailey, maintenant en charge de toutes les manettes de la manifestation, puisqu’il en est maintenant devenu le seul dirigeant, le  CEO, « Chief Executive Officer » a eu pour la première fois toute latitude pour composer une sélection à sa main, avec une équipe de programmation et administrative en grande partie renouvelée. Anita Lee, ancienne dirigeante du Festival Asiatique de Toronto et productrice a pris auprès de lui pour la première fois la position de coordinatrice en chef de la programmation. L’efficace responsable de la communication et de la presse, Maria Alejandra Sosa, est l’une des rares dirigeantes restée en poste.

Cameron Bailey a décidé de composer une manifestation plus resserrée qu’auparavant, avec des choix plus précis, limitant le nombre de films sélectionnés au total (plus de 200 tout de même !). Cela a rendu le festival plus agréable pour les festivaliers : ils pouvaient voir les films plus facilement que dans le passé, puisqu’il y en avait plus de projections.

Première mondiale pour The Fabelmans !

Affrontant une concurrence plus difficile qu’auparavant de la part du Festival de Venise, avantagé par le fait de n’avoir pas été interrompu par la pandémie, Cameron Bailey a réussi le coup de maître d’attirer à Toronto la première mondiale de l’émouvant film autobiographique de Steven Spielberg, The Fabelmans. fabelmans_01Le film fut très bien accueilli par le public cinéphile de la ville et a d’ailleurs obtenu le prix le plus marquant du Festival, le prix du Public « People’s Choice » – puisque le festival n’a pas de section compétitive, afin d’attirer les meilleurs sans les vicissitudes des rumeurs, des palmarès et des jurys. On le dit maintenant bien parti pour les Oscars, comme souvent les films récompensés à Toronto dans le passé. Le dauphin en fut Women talking, l’adaptation par Sarah Poley du roman homonyme de Miriam Toews à propos d’un groupe de femmes mnémonites de Bolivie qui essaye de combattre les abus sexuels de la secte religieuse patriarchique. Il fut suivi, sans surprise, de Glass Onion : A Knives Out Mystery, de Rian Johnson, un film d’action où Daniel Craig s’ébroue avec un plaisir visible à enfin sortir du costume de James Bond. Knives-Out-Glass-Onion

L’autre récompense marquante du festival, le prix de la section « Platform », au jury présidé par la réalisatrice Patricia Rozéma, est revenu à Riceboy Sleeps. Ce joli film canadien d’Anthony Shim retrace avec doigté la difficulté de l’insertion d’une famille coréenne dans ce pays. On notera aussi le prix du meilleur film canadien décerné à To Kill a Tiger, de Nisha Pahuja, qui traite de la difficile question des viols dans certaines communautés d’origine indienne, qui l’obtint devant Viking, intéressant film presque d’actualité, en somme, où un groupe de personnes sont choisis pour répliquer sur Terre en isolement en temps réel le comportement des astronautes du premier vaisseau parti pour la planète Mars afin d’en améliorer les décisions. Parmi les autres récompenses décernées par les jurys « parallèles », on notera enfin le prix Fipresci de la Critique Internationale décerné à A Gaza Week-end, de Basil Khalil, et le Prix Netpac octroyé à Sweet As, de l’australien Jub Clerc, qui suit les pas d’une adolescente aborigène qui s’accomplit lorsqu’on lui propose de faire de la photographie.

Bien sûr, le festival n’est pas uniquement limité à ces quelques prix et les 200 et quelques films présentés à Toronto ne se limitaient pas à ce palmarès. Outre les sections les plus courues, « Gala », « Platform » et « Présentations spéciales », le public torontois, resté fidèle malgré l’interruption due au COVID-19, pouvait aussi découvrir maintes œuvres dignes de vision dans les sections « Discovery », « Cinéma du monde contemporain », « documentaires », « films courts ». Enfin, les afficionados retrouvèrent les projections nocturnes de la section « Midnight Madness », cette section un peu particulière dédiée aux films de genre et de série B dont Noah Cowan avait eu l’idée il y a quelques années. Weird : The AL Yankovic Story d’Eric Appel, à la distribution menée par Daniel Radcliff et Evan Rachel Wood, y gagna d’ailleurs un prix du public propre à cette section.

movingon_01Les choix possibles chaque jour donnaient bien d’autres possibilité. Nombre de critiques ont ainsi apprécié Moving On, l’émouvante comédie douce-amère pleine d’humour de l’excellent réalisateur qu’est Paul Weitz où Jane Fonda et Lily Tomlin sont superbes, au mieux de leur forme… malgré leur âge qu’on ne dévoilera pas ici. Les amateur de films à grand public se régalèrent quant à eux de la performance de Jessica Chastain dans The Good Nurse, de Tobias Lindholm Ce film s’inspire de l’histoire récente d’une infirmière « lanceuse d’alerte » qui réussit à découvrir la personne assassinant les malades de son hôpital. Jessica Chastain vint en personne présenter son film dans la belle salle bondée du « Prince of Wales » sous un tonnerre d’applaudissements… qui fut presque égalé lorsqu’après la fin de la projection, on fit monter sur scène la « vraie » infirmière! Le festival rendit aussi un bel hommage aux cinéastes emprisonnés en ce moment par le régime iranien, en programmant No Bears, l’exquise allégorie de Jafar Panahi, d’ailleurs récompensé à Venise. Panahi s’y met en scène lui-même, en réalisateur interdit par la censure parvenant à diriger tout de même un tournage à distance, tout en étant en proie à l’inquisition des habitants, puis des autorités, du village où il s’est réfugié.

                                                          Les professionnels aussi

IMG_8590 copieLes professionnels habitués de Toronto ont aussi recommencé à trouver le chemin du festival et de son importante section « Industry ». Le grand stand d’Unifrance, sans aucun doute le plus fréquenté, accueillit vendeurs et acheteurs français pour leurs négociations. Il faisait face au stand d’European Film Promotion (EFP) qui regroupait nombre de cinématographies européennes. Les limitations dues à la pandémie ayant cessé, Unifrance comme l’EFP rassemblèrent à nouveau durant deux réceptions nombre de professionnels venus réseauter et se faire part de leurs trouvailles respectives.

Le festival organisa aussi de nombreux événements spécifiques pour souligner son grand retour, la présence de la populaire chanteuse Taylor Swift ou de Hillary Clinton en compagnie de sa fille Chelsea pour promouvoir leur série télévisée,  Gutsy women, en étant les plus marquants.

Pendant ce temps, là aussi, les restrictions ayant cessé, le festival s’empara comme en 2019 de la rue adjacente, devenue piétonne durant le premier week-end, pour accueillir amateurs d’autographes et badauds venus accumuler gadgets, cadeaux et victuailles distribués dans les stands provisoires installés par les sponsors du festival. Bref, un festival de Toronto 2022 qui sut se mettre à la portée de tous et toutes !

Philippe J. Maarek

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