Venise 2018

venise 2018

Un lieu magique, une organisation parfaite où les journalistes accrédités pouvaient voir les films de la compétition et des différentes sélections avant le public, sous réserve d’un embargo de 24 heures. Un festival qui attire les grands noms du cinéma international, sans pour autant que la qualité de leurs œuvres soient garanties. Ici, les partenaires commerciaux sont accueillis chaleureusement et force est de constater que les films produits par Netflix sont impressionnants, comme Roma, d’Alfonso Cuarón, un Lion d’or amplement mérité.

Romad’Alfonso Cuarón. Mexique, 2018, 2h15. Avec Yalitza Aparicio, Marina de Tavira, Marco Graf, Daniela Demesa, Enoc Leaño et Daniel Valtierra.

Après plusieurs productions internationales, le réalisateur mexicain Alfonso Cuarón revient dans son pays pour un film plus intimiste, le récit de son enfance brillamment mis en fiction pour faire coïncider l’histoire personnelle des femmes de son enfance et l’évocation du Mexique des années 1970.

L’ouverture du film est saisissante : de l’eau est répandue en grande quantité sur un sol en carrelage. Pendant que défile le générique, la bande son évoque un nettoyage à grande eau, avec des bruits de balai-brosse, de porte, de respiration. On imagine aisément quelqu’un en train de laver une grande surface et Cleo apparaît. C’est une petite femme à la peau sombre qui va peu à peu éveiller la grande maison où elle travaille. Une famille bourgeoise ordinaire, quatre enfants entre douze et six ans, une grand-mère, puis Sofia la mère, et Antonio, le père, qui est médecin. Une vaste maison au centre-ville de Mexico, dans le quartier de Roma qui donne son titre au film.

ROMA_USEFORANNOUNCEMENTLe temps du film se déroule sur une année environ et s’il est vu à travers les yeux d’un enfant, c’est Cleo qui au centre du récit. Elle habite une petite chambre sur les toits et descend un escalier métallique chaque matin pour gérer la grande maison : nettoyage de la cour intérieure dès l’aube, réveil des enfants et petit-déjeuner avant le départ à l’école, courses, lessive, rangement, et le soir encore, elle veille à ce que tout soit en ordre. Pour le cinéaste, c’est dans ce quotidien très banal que se tissent des liens durables, sans forcément qu’on en ait conscience. Il y aura aussi quelques drames, que les femmes sont capables de surmonter, où elles se découvrent solidaires au-delà des différences de classe sociale, alors que les hommes fuient leurs responsabilités.

Si Alfonso Cuarón dénonce les inégalités sociétés et raciales de son pays, il le fait avec subtilité, le montrant par des gestes ou des situations très anodines et ancrées dans le quotidien. Lorsque toute la famille regarde la télévision dans le salon, Cleo est avec eux, un enfant posant tendrement sa main sur son épaule. Mais c’est elle qui se lève pour préparer la tisane et qui reste la dernière éveillée pour éteindre les lumières, la première levée pour nettoyer la cour. Jamais Cleo ne se révolte, elle trouve normal d’être entièrement au service de ses patrons et les remercie sincèrement de si bien s’occuper d’elle lorsqu’ils lui achètent un lit pour son bébé à venir.

Lorsque Cleo va retrouver son amoureux au village, le contraste avec la ville est saisissant. Il faut prendre un bus, marcher dans la boue, passer devant de pauvres cabanes. Une vie grouillante loin de tout service public. Le réveillon du Nouvel an, dans un ranch à la campagne, au-delà d’une chaleureuse réunion entre amis, où les maîtres boivent trop, flirtent les uns avec les autres et s’amusent à la chasse au gibier sauvage, est aussi l’occasion, comme par inadvertance, de montrer la frontière entre  »maîtres et valets ». C’est dans ces détails que la mise en scène révèle la violence des situations.

Quand la révolte gronde dans la rue, ce sont les étudiants des classes les plus aisées qui défient le gouvernement en place. Lors du massacre de Corpus Christi (10 juin 1971), c’est avec l’aide de groupes paramilitaires indigènes payés par les forces de l’ordre officielles que les manifestations sont réprimées dans le sang. Là encore, c’est pour le réalisateur une façon de montrer toute la complexité de la société mexicaine de cette époque.

Roma est l’histoire d’une famille, c’est l’instantané d’un pays, à travers quelques d’épisodes superbement mis en scène, et visuellement très impressionnants. Comme une séance d’entraînement aux arts martiaux (entre effroi et ridicule), une trop grosse voiture américaine qui casse les murs de la maison, un chien toujours enfermé qui emmerde tout le monde, un accouchement entre douceur et tristesse, une sortie à la plage toute en tension et lumière.

L’utilisation d’une image en noir et blanc, magnifiquement éclairée, évoque les photos de famille et permet au spectateur d’entrer pleinement au cœur de cette maison, comme on feuillette un album de famille. Que l’intérieur de la maison, comme les extérieurs, soient dans une même gamme chromatique, permet de renforcer cette impression d’emprisonnement qui enveloppe les femmes, à l’instar des nombreuses grilles de la maison. Cela donne une certaine mélancolie à l’ensemble, comme si Alfonso Cuarón nous disait : tout n’était pas beau dans mon enfance, mais c’était mon enfance… Enfin le noir et blanc permet au réalisateur de rendre hommage à son héritage de cinéma, et quelques clins d’œil à ses films précédents.

Roma est le quartier dans lequel le réalisateur a vécu enfant. C’est aussi un mot qu’on peut lire à l’envers et qui alors dit  »amor », c’est à dire  »amour » en espagnol… Célébrant les femmes et le pays de son enfance, Alfonso Cuarón fait un film brillant et émouvant auquel le jury de la 75° Mostra de cinéma de Venise a attribué le Lion d’or du meilleur film de la compétition.

Produit par Netflix, il n’y a pas de sortie prévue en salle de cinéma, même si de façon ponctuelle, le film pourra être proposé sur grand écran, notamment à l’Institut Lumière de Lyon lors du festival qu’il organise en octobre.

Magali Van Reeth

Palmarès du jury de la 75° Mostra de cinéma de Venise :

(Président, Guillermo del Toro, avec Sylvia Chang, Trine Dyrholm, Nicole Garcia, Paolo Genovese, Malgorzata Szumowska, Taika Waititi, Christoph Waltz et Naomi Watts)

Lion d’Orpour le meilleur film : Roma d’Alfonso Cuarón (Mexique)

Lion d’Argent – Grand Prix du Jury : The Favourite de Yorgos Lanthimos (Royaume-Uni, Irlande, Etats-Unis)

willem-dafoe-van-gogh-at-eternitys-gate-2Lion D’argent du Meilleur Réalisateur : Jacques Audiard pour  Les Frères Sisters (France, Belgique, Roumanie, Espagne)

Coupe Volpi de la Meilleure Actrice : Olivia Colman (dans  The Favourite)

Coupe Volpi du Meilleur Acteur : Willem Dafoe dans At eternity’s gate de Julian Schnabel

Prix de la Mise en Scene : Joel Coen and Ethan Coen, pour The Ballad of Buster Scruggs

Prix Special Du Jury Prize : The Nightingale de Jennifer Kent (Australie)

Prix Marcello Mastroianni pour un ou une Jeune Acteur (Actrice) : Baykali Ganambarr (dans The Nightingale)