Rotterdam 2024

La force de la « magie » du cinéma au Festival international du film de Rotterdam 2024

Qualité esthétique, complexité technique, maîtrise de la production et portée sociopolitique : de nombreux critères sont pris en compte pour récompenser un film. Pourtant, on pourrait penser qu’un jury composé de critiques de cinéma, le jury FIPRESCI, a une mission légèrement différente. N’étant pas des acteurs de l’industrie ou du marché de cinéma, mais des spectateurs et des écrivains spécialisés, des cinéphiles, les critiques sont en quête de films aux visions uniques et originales qui peuvent réfléchir sur le passé et avoir un impact sur le présent du cinéma. L’un des rêves des membres d’un tel jury serait donc de découvrir un film qui, malgré certaines faiblesses, partage leur passion pour le cinéma et inclut dans sa narration et sa structure une réflexion sur la nature, le rôle ou le statut du cinéma. Cette description pouvant s’appliquer à de nombreux projets, le film idéal serait également le produit d’une équipe créative relativement petite et pas encore établie, car ce sont les artistes jeunes ou inconnus qui bénéficieraient le plus de la valeur significative, mais néanmoins symbolique, du prix FIPRESCI. Pour le jury du Festival international du film de Rotterdam 2024, ce rêve est devenu réalité avec Kiss Wagon de Midhun Murali.

Le point de départ du film est une passion profonde, parfois même enfantine, pour la « magie » du cinéma. Selon sa biographie, le réalisateur indien fait des films depuis l’âge de quinze ans, mais son travail n’a jamais été remarqué. Ayant dû abandonner ses projets précédents à cause de la pandémie COVID-19, il a commencé à travailler sur un nouveau film sur la base d’une idée visuelle très simple : des silhouettes noires animées, en partie inspirées du théâtre d’ombres. Malgré leur apparence élémentaire (les silhouettes n’ont presque aucune caractéristique faciale), leur animation méticuleuse, qui consiste en plusieurs couches de dessins pour une seule image, aboutit à un résultat visuellement fascinant et les silhouettes se transforment en personnages uniques et mémorables. À cet égard, le jeu des voix est crucial. Le réalisateur et ses deux collaborateurs, Greeshma Ramachandran et Jicky Paul, animent plus de vingt personnages qui parlent un mélange d’anglais et de malayalam. En fait, le réalisateur étant également chargé du montage, du scénario et de la conception sonore, ce film épique de trois heures est le fruit du travail d’une équipe de seulement trois artistes.

Le récit du film est celui d’une résistance. Mountald est une société théocratique imaginaire où un obscur dirigeant exerce un contrôle étroit sur la population. Ilsa, le personnage principal, semble indifférente à la politique et travaille dans son propre service de livraison. Ses journées sont répétitives jusqu’à la visite d’une étrange inconnue qui lui confie une mission spéciale. Ilsa doit livrer un colis exceptionnel à un destinataire inconnu, et si elle échoue, les couleurs ne reviendront jamais dans ce monde. Cette métaphore visuelle, un monde noir qui s’oppose à un monde de couleurs, renvoie à un conflit idéologique familier où le conservatisme (en l’occurrence religieux) s’oppose au changement social et à la liberté (en l’occurrence sexuelle). Cependant, cette structure narrative habituelle est rapidement bouleversée, et le film s’ouvre vers toutes les directions possibles. Le film s’inspire de différents genres cinématographiques (tels que les films d’action, les road movies, les films policiers et les thrillers politiques), et, au cours de la livraison, Ilsa devra affronter la police et une armée de super-héros, s’unir aux militants et retrouver les bobines perdues d’un film qui pourrait changer le destin de cette société.

Murali se sert des techniques fondamentales du cinéma (montage, son, superposition des images) pour donner forme à une grande aventure qui traverse différentes temporalités. Plutôt que linéaire, le récit est construit sur une tension permanente entre des réalités alternatives, les rêves et la fiction. Le film devient ainsi un véritable spectacle multi-dimensionnel qui interpelle l’imagination des spectateurs et attire leur attention sur la force du cinéma à fasciner, inspirer, provoquer et même manipuler. Dans le récit du film, cette force artistique s’oppose à une autre force manipulatrice, celle de la religion, car la dimension spectaculaire des œuvres cinématographiques menace le spectacle religieux orchestré par les autorités de Mountald.  À travers ce conflit, Kiss Wagon affirme le pouvoir (politique) du cinéma, capable d’avoir un impact social.

D’autres films de la compétition Tiger du festival évoquent aussi la manière dont le cinéma peut influencer la réalité. Under a Blue Sun de Daniel Mann est un documentaire qui retourne sur le site du tournage de Rambo III de Peter MacDonald, les plaines du désert israélien où vivaient autrefois des bédouins palestiniens. En comparant les images actuelles du désert avec leur version cinématographique (dans Rambo III, cet endroit est censé être l’Afghanistan), le documentaire illustre comment le cinéma peut aussi devenir un outil idéologique et dialoguer avec les politiques coloniales. Le film se concentre sur passé du désert et de ses habitants et donne la parole à des voix rarement entendues, comme celle des bédouins autochtones dont la vie nomade a été radicalement modifiée par les conflits territoriaux qui ont éclaté dans la région après la création de l’État d’Israël.  

La force du cinéma est également centrale dans Me, Maryam, the Children and 26 Others de Farshad Hashemi, qui raconte l’histoire d’une femme iranienne solitaire qui loue sa maison à une équipe de cinéma pour quelques jours de tournage. Malgré sa distanciation initiale, elle finit par affronter et surmonter ses peurs en participant à la vie quotidienne du tournage. Alors que Under a Blue Sun révèle les idéologies impliquées dans la réalisation d’un film, Me, Maryam, the Children and 26 Others affirme que l’aspect social du processus cinématographique (les liens personnels formés entre des individus unis par une vision artistique) peut avoir un effet curatif sur les personnes tourmentées par la solitude. 

Les trois films évoqués se rejoignent dans leur ambition de questionner la nature et le rôle du cinéma, mais ils sont différents dans leur approche. Under a Blue Sun est plutôt explicite dans ses arguments, parfois décrits aux spectateurs en voix off, tandis que Me, Maryam, the Children and 26 Others est tout aussi direct dans sa vision. En revanche, Kiss Wagon parvient à dissimuler son « message » dans un voyage cinématographique fascinant qui provoque les sens des spectateurs autant que leur intellect. Son commentaire sur la place du cinéma est évoqué dans ses différents choix techniques et ancré dans une vaste histoire aux multiples facettes. En fin de compte, Kiss Wagon est un film sur notre amour du cinéma et notre foi la plus fondamentale et parfois naïve dans son pouvoir d’inspirer et de transformer non seulement des spectateurs individuels, mais la société dans son ensemble.

Antonis Lagarias