Berlin 2024

Une Berlinale 2024 de transition

La 74e édition du Festival du Film de Berlin a été un peu vécue comme une transition. Transition entre deux directions, d’abord, puisque le tandem formé de Carlo Chatrian, à la Direction Artistique, et Mariette Rissenbeek, à la Direction exécutive, du festival, finissait son contrat en sachant à l’avance que Carlo Chatrian ne serait pas renouvelé — Mariette Rissenbeek prenant sa retraite. En effet, on savait déjà qu’une remplaçante avait été nommée, Tricia Tuttle, précédemment directrice du Festival du Film du London Film Festival organisé par le British Film Institute. Mais l’on savait aussi qu’une autre transition va se produire : la Ministre de la Culture allemande, Claudia Roth, qui avait œuvré pour ce changement, a incité à ce choix afin de repositionner le Festival pour lui donner une dimension plus « Hollywoodienne » en quelque sorte, et de faire en sorte qu’ainsi, il concurrence Cannes ou Venise.

Pour leur chant du cygne, du coup, les deux directeurs sortants avaient fait le choix de resserrer considérablement leur sélection, sans changer son orientation habituelle plutôt dirigée vers l’art et l’essai. Ils avaient sélectionné environ 200 films au total, soit à peu près la moitié de ce qui était le cas avant l’interruption due au COVID-19. Si la section compétitive était évidemment au complet, avec ses deux films par jour, les sections « Panorama » et « Forum international du jeune cinéma » étaient réduites — la section « Rencontres » comportant de toutes les façons par définition un nombre réduit de films.

La France et ses coproductions à l’honneur au palmarès 

Le jury présidé par la grande actrice Lupita Nyong’o décerna son Ours d’Or à une coproduction Franco-Sénégalo-Béninoise, Dahomey.  Il s’agit d’une œuvre d’actualité, puisque traitant d’un des grands sujets politiques internationaux actuels, la « décolonisation », avec la question de la restitution aux anciens pays colonisés de leurs œuvres d’arts exposées dans les musées de leurs anciens colonisateurs. Le Grand Prix du Jury alla à A traveler’s Needs, du réalisateur coréen Hong Sangsoo, dont Isabelle Huppert tient la vedette, une autre coproduction française, cette fois avec la Corée du Sud. Si l’on ajoute que le Prix spécial du jury fut décerné à L’Empire, de Bruno Dumont, on peut donc dire que le cinéma français a été gâté à Berlin !

Le festival avait été ouvert par la projection de Small things like these, de l’irlandais Tim Mielants, un autre film d’actualité, en somme, puisqu’il est centré sur la maltraitance pendant des années des adolescentes filles-mères en Irlande. Pour la plupart, pendant des décennies, elles ont été forcées à se cacher dans des couvents-prisons pendant leur grossesse, avant d’être obligées d’abandonner leurs enfants. On découvre dans ce film émouvant le sort d’une de ces jeunes filles à travers les yeux d’un personnage incarné par Cillian Murphy, la révélation d’Oppenheimer – d’ailleurs un tant soit peu sous-employé ici. 

Les acteurs à la fête !

Parmi les autres points forts de la compétition, on retiendra en particulier plusieurs performances d’acteur de belle qualité – sachant qu’à Berlin, il n’y a qu’une récompense « unisexe » pour les acteurs et les actrices, qui échut à Sebastian Stan pour sa performance – pourtant un peu caricaturale, nous va-t-il semblé — dans A different man, de Aaron Shinberg. Dans ce film, il interprète un malheureux atteint d’une maladie qui rend son visage monstrueux et qui veut être acteur d’une pièce de théâtre.

Le jury aurait ainsi pu tout aussi bien jouer du paradoxe et donner son prix unique d’interprétation au beau duo constitué de Rooney Mara et Raul Briones dans La Cocina, d’Alonso Ruizpalacios. Il nous transporte dans les coulisses des cuisines d’une usine à manger, un restaurant touristique de New-York. Cuisiniers et aides de toutes nationalités et souvent immigrés sans papiers s’y mêlent, travaillent ensemble, jouent, chantent et se heurtent, en un mélange bouillonnant que le réalisateur traduit en un charivari désopilant même si certes parfois un peu excessif.

On aura aussi beaucoup apprécié la belle performance de Liv Lisa Fries, la révélation de la série télévisée Babylon Berlin, qui interprète dans In liebe, eure hilde le personnage réel d’Hilde Coppi, résistante allemande au nazisme qui fut emprisonnée alors qu’elle était enceinte, puis exécutée après qu’on lui aie laissé le temps d’accomplir sa grossesse et d’accoucher. La réalisation de Andreas Dresen est certes relativement convenue, le film — forcément — sans surprise, mais Liv Lisa Fries y donne une belle performance de qualité et porte littéralement le film de bout en bout avec bonheur.

Encore une belle performance d’acteur, également, pour Gael Garcia Bernal, dans Another End de Piero Messina, film de science-fiction où il retrouve sa femme prématurément morte dans un accident de voiture grâce à une invention futuriste. Elle permet aux survivants de revoir à quelques reprises leurs morts comme s’ils étaient encore vivants… Bérénice Béjo y fait aussi une jolie composition, dans le rôle de la sœur du personnage principal.

Autres belles performances, enfin, celles d’un trio d’actrices cette fois – on aurait pu aussi leur faire partager le prix d’interprétation — pour Langue étrangère, de Claire Burger. Il s’agit de deux jeunes comédiennes, la française Lilith Grasmug et l’allemande Josefa Heinsius, et d’une vétérane, Nina Hoss, dans un rôle où elle semble se moquer d’elle même dans une prestation comique à l’opposé de ses apparitions récentes. Les deux jeunes filles, au départ forcées de se côtoyer du fait d’un échange entre lycées français et allemand, finissent par s’apprécier, puis s’aimer, malgré la mythomanie maladive de la jeune française, en une évolution toute en nuances et en tendres glissements judicieusement rendus par Claire Burger.

La section classique, encore et toujours

L’un des caractéristiques les plus plaisantes de la Berlinale pour les cinéphiles est la persistance d’une section dédiée aux films dits « classiques » — même si certaines programmations de la fin du siècle dernier semblent parfois un peu loin de ce terme. 

Le point d’orgue de cette sélection en 2024 aura été la magnifique projection de Kohlhiesels Töchter, l’un des tout premiers films d’Ernst Lubitsch, en 1920, accompagnée en direct par un orchestre de membres de la Berliner Philharmoniker sous la direction de Simon Rössler. Le film, inspiré par La mégère apprivoisée, de Shakespeare, et interprété par Henny Porten, l’une des grandes stars du cinéma muet allemand, fut ainsi transcendé par cet accompagnement musical qui bénéficiait d’une partition spécialement écrite par Diego Ramos Rodriguez.

Le marché du film à plein régime

Le Marché du Film berlinois, l’EFM, a fonctionné à nouveau à plein régime en 2024.  Acheteurs et vendeurs se sont bousculés dans les couloirs du Marriott et du Martin Gropius Bau bouillonnants d’activité où étaient localisés les stands. Unifrance occupait d’ailleurs un espace qui nous a semblé encore agrandi pour l’occasion, confirmant ainsi le retour incontestable de la profession à Berlin.

Il ne reste plus qu’à savoir ce que va faire du festival sa nouvelle directrice, Tricia Tuttle, dont on dit que Claudia Roth, la Ministre de la Culture allemande, lui a donné les pleins pouvoirs pour transformer la Berlinale 2025 à tous points de vue ! 

Philippe J. Maarek