Cannes 2018
Cannes 2018: à propos de « Kfarnaum », de Nadine Labaki
L’enfant Zein – un petit Jésus dans un monde noyé dans le chaos : dans Kfarnaum Labaki, prix du Jury du festival de Cannes 2018, est plus proche de la vie réelle qu’elle ne l’est du cinéma d’auteur
Après avoir remporté ce Prix du jury pour Kfarnaum, la cinéaste libanaise Nadine Labaki a profité de l’occasion pour lancer un appel public en faveur des enfants libanais privés de vie décente et d’opportunité d’aller à l’école. Elle considérait une enfance difficile comme « la racine de tous les maux du monde » et appelait le public à « ne plus détourner le regard de ces enfants qui souffrent dans leur lutte contre le chaos« . Cela semble être sa dernière vision de ce que le cinéma devrait être : « la plus forte des armes dans la sensibilisation à des questions particulière. »
Avec ce troisième film, Nadine Labaki a ramené le Liban – ce petit pays à la modeste production de films – à Cannes après une absence de 26 ans. La dernière fois qu’un film libanais a gagné un prix au festival, c’était en 1992, quand Maroun Bagdadi a remporté le prix du meilleur scénario pour son film La fille de l’air, moins d’un an avant sa mort subite. L’année précédente, il avait également remporté le Prix spécial du jury pour son film Hors la vie. Ceci explique la joie avec laquelle la nouvelle du prix de Labaki a été reçue de l’autre côté de la Méditerranée et le grand enthousiasme au Liban. Le fort succès public de ses deux films précédents a également concouru à susciter l’enthousiasme pour Kfarnaum parmi ses fans.
Ce nouveau travail, cependant, est radicalement différent dans le style et le contenu de ses deux œuvres précédentes (qui étaient toutes deux sélectionnées à Cannes). Son premier film, Caramel, a été projeté en 2007 à Cannes dans le cadre de la Quinzaine des Réalisateurs, tandis que son second Halla’la-wein (Où allons-nous maintenant) a été projeté en 2011 dans la section Un certain regard. Les deux films sont attrayants, des comédies-drames légères sur la société libanaise où les femmes sont au centre de la scène. Le premier se déroule dans un salon de beauté qui se transforme en un forum pour les femmes dans une ville pleine de confusion après la guerre civile. Le second se passe dans un village de montagne isolé où les femmes essayent de diverses façons de confronter leurs hommes afin de les empêcher de participer à la guerre. Les deux œuvres dépeignent les événements de l’intrigue dans un cadre comique qui transforme le drame qui se déroule en une série de séquences divertissantes qui façonnent finalement les histoires racontées dans le film.
Cette fois-ci, Nadine Labaki a surpris tout le monde en choisissant un sujet différent, où elle s’est éloignée du monde des femmes et des histoires d’amour pour présenter une histoire tout droit sortie de la réalité. Elle a pris soin de garder secret le sujet du film, qui a demandé six mois de tournage. Il était évident que les changements qu’elle a personnellement vécus ainsi que ceux subis par le Liban (ainsi que par plusieurs autres pays arabes) depuis 2011 ont influencé sa conception de l’art du cinéma et de son rôle.
Sept années s’écoulèrent entre son dernier film et celui-ci, au cours duquel Nadine Labaki devint mère et entra dans le monde politique à travers le milieu de la « société civile », en tant que candidate aux élections municipales sur la liste de Beyrouth Madinati, une coalition politique qui vise à défier la corruption des partis politiques traditionnels. Ce nouveau sentiment d’engagement politique et la vie compliquée et difficile de Beyrouth ont poussé la réalisatrice à tenter, comme elle l’a dit plus d’une fois, d’influencer le cours des choses par le biais d’une participation active la « société civile » et aussi grâce à sa caméra, qu’elle positionne différemment.
Le sujet de Kfarnaum reste social, mais n’est plus situé dans un endroit somptueux comme un salon de beauté, ou un endroit idyllique comme un village de montagne reculé. Il se déplace dans les rues bondées de Beyrouth, en constante évolution sous l’impact de la guerre dans la Syrie voisine. En dépit de sa petite superficie et de sa population, le Liban est actuellement le pays où le plus grand nombre de réfugiés syriens se trouvent – plus de 1,5 million de réfugiés syriens vivent dans ce pays dont ils constituent un tiers de la population.
Le film adopte une approche documentaire et inclut un ensemble divergent d’histoires qui touchent à de nombreux sujet. Cependant, cette structure dramatique, conçue dans le style habituel de Labaki, ne fonctionne pas dans ce cas en faveur du film, car elle n’aide pas à s’investir profondément dans l’histoire. L’intrigue combine l’histoire de l’enfant Zein qui est maltraité par sa famille avec des questions telles que l’immigration sans papiers, les travailleurs migrants exploités et le mariage des enfants (dans le cas de la petite sœur de Zein, que l’on marie à un homme adulte). Le film semble essayer de fonctionner dans tous ces domaines à la fois pour attirer la sympathie du spectateur, et de ce fait tombe dans une sentimentalité excessive qui produit l’effet inverse. Il manque les moments intimes qui doivent être ajoutés à toute scène cinématographique pour que nous puissions sympathiser avec les personnages, comme c’est le cas dans la scène où Zein tente de sauver la vie d’un autre enfant plus jeune et le nourrit. Cette scène, où les deux enfants sont seuls, est l’une des scènes les plus touchantes et artistiquement les plus sincères du film.
Malheureusement, la sombre réalité de Kfarnaum submerge le langage du cinéma et ses possibilités. La cinématographie, qui dépeint la ruine et le chaos de l’endroit, oublie la nécessité de porter le lieu dans un autre temps, celui qui fait partie du film. Labaki ne parvient pas vraiment à créer un monde artistique parallèle, convaincant et embrassant la réalité qu’elle dépeint, et elle n’arrive pas non plus à donner au film la touche personnelle qui suggérerait un langage cinématographique plus solide et mature.
Outre les deux personnages principaux, elle ne parvient pas non plus à gérer le reste des acteurs amateurs. Les performances de la mère, de la sœur et du reste des caractères secondaires ne sont pas convaincantes , et n’aident pas le film. À mon avis cependant, le plus gros problème de Kfarnaum vient du dialogue. Zein prononce des mots qui sont beaucoup trop complexes pour un garçon de 12 ans, même si l’école de la vie dans la rue a peut-être aiguisé sa conscience, au point qu’il commence à prêcher aux autres, en particulier aux adultes. Cela nuit au film, car il le fait en s’exprimant trop brutalement.
Tous ces élément alourdissent le film la plupart du temps, dans son traitement et son rythme, et l’éloignent de la légèreté et de la fluidité requises. C’est amplifié par la durée de Kfarnaum qui est de plus de deux heures, à partir des 500 heures initiales du tournage. Tout comme Labaki, qui joue elle-même dans Kfarnaum le rôle de l’avocat qui veut défendre l’enfant Zein contre ses parents imprégnés d’ignorance et de pauvreté, dans son rôle de réalisatrice, elle fait de la caméra l’avocat défendant la réalité de cette enfance contre la société : « Je voulais savoir pourquoi la société a tellement laissé tomber ces enfants!« . En somme, Kfarnaum est finalement plus proche d’un documentaire sur le monde réel que d’une interprétation cinématographique.
Houda Ibrahim
Le palmarès du Festival 2018:
Palme d’or : Une affaire de famille d’Hirokazu Kore-eda
Palme d’or spéciale : Jean-Luc Godard pour Le livre d’image
Grand prix : BlacKkKlansman de Spike Lee
Prix d’interprétation féminine : Samal Yeslyamova pour son rôle dans Ayka
Prix d’interprétation masculine : Marcello Fonte pour son rôle dans Dogman
Prix de la mise en scène : Cold War de Pawel Pawlikowski
Prix du jury : Capharnaüm de Nadine Labaki
Prix du scénario ex-aecquo : Alice Rohrwacher pour Heureux comme Lazzaro et Nader Saeivar pour Trois visages de Jafar Panahi.
Prix FIPRESCI de la Critique Internationale: Burning de Lee Chang-dong, pour la Compétition, Girl de Lukas Dhont pour Un Certain Regard, et Un jour de Zsófia Szilàgyi (Semaine de la critique) pour les sections parallèles