Deux découvertes aux Journées Cinématographiques de Carthage 2022
Vuta N’kuvute (Tug of War) : L’élégance du style
Vuta N’kuvute ou Tug of War ou encore Les révoltés de Amil Shivji est le film tanzanien qui a conquis le cœur des jurys de la Fipresci (La fédération internationale de la presse cinématographique) et celui de la compétition officielle des longs métrages de fiction lors de la 33ème édition des Journées cinématographiques de Carthage en étant triplement primé: Prix Fipresci, prix de la meilleure photographie et « Tanit d’or », le Grand Prix des Journées Cinématographiques de Carthage de 2022.
A lire le titre, le spectateur s’attend à un film de guerre, de violence mais quel bonheur de découvrir une histoire de lutte d’une douceur et d’une humanité magique. Cela se passe dans les années 50 en Tanzanie, précisément à Zanzibar, encore sous la colonisation Britannique. Le film problématise la question de la guerre d’un axe narratif inattendu. Une aubade entre Dange joué par Gudrun Columbus Mwanyikab et Jasmine interprété par Ikhlas Gafur Vora qui se tisse dans un contexte politique délicat de l’histoire du pays. Dange est un lutteur communiste doux et révolté, il rêve de liberté et d’égalité. Il fait la connaissance de Jasmine, une indienne zanzibarie, mariée de force et qui décide de fuir le foyer conjugal, assoiffée d’amour et de liberté. Au début du film, on ne saisit pas le lien entre les deux personnages mais on comprend que le film se joue autour de l’ambiguïté de leur statut. L’énergie du casting de ce beau duo nous charme par sa tendresse sobre, par sa cause noble, humaine et légitime, bref l’un est rien sans l’autre. Le film n’expose pas une séduction gratuite ni impulsive de ce couple marginal parce qu’entre eux tout est question de détail, de subtilité, chacun s’oublie pour l’autre, par amour. La caméra fixe leur regard, leur rapprochement voire même leur respiration, elle capte leur âme. Le film n’expose pas non plus une guerre de grande violence, la plupart du temps il est d’un silence noble. Il s’appuie sur des axes narratifs divers, sur des faits historiques… et enfin une belle histoire prend tout son sens. Amil Shivji opte pour un parti pris esthétique encore plus inattendu que l’histoire même mais ô combien émouvant. Curieusement le côté sombre, souvent illuminé par la couleur rouge, celle de la révolte, domine les plans, illumine les héros du film et leur donne toute leur crédibilité et toute la justesse de leur combat.
Les révoltés est un film d’une esthétique sonore exceptionnelle pleine de surprises musicales, on y découvre la chanteuse Zanzibarie Siti Amina qui joue Mwajuma, une voix envoûtante avec laquelle elle lutte, à sa manière, contre la ségrégation. Dans le film, elle prononce cette réplique qui résume son personnage « Je chanterai pour que tout Zanzibar m’entende ». La musique du film est juste une petite merveille signée par le talentueux Amine Bouhafa qui désormais grave son nom dans les plus beaux films. Il n’hésite pas à prendre le risque d’opter lui aussi pour un choix musical inattendu qui habille parfaitement ce récit filmique enclavant les communautés indienne, noire et arabe. Contre toute attente Amine Bouhafa nous livre la voix divine de la grande chanteuse libanaise Sabah appelée aussi « La Merlette » et le chanteur égyptien Abdel Halim Hafez surnommé le rossignol brun.
Vuta N’kuvute est un film d’une justesse scénaristique remarquable, poétique et mature. Je considère ce film comme étant une véritable réflexion philosophique invoquant le sensualisme où chaque plan, chaque sonorité n’est qu’une sensation liée et associée à d’autres, nous rappelant l’élégance du style et l’émotion subtile du film hongkongais In the Mood for love de Wong Kar-Wai.
Sous les figues, d’Erige Sehiri, « Tanit d’Argent »
Le dauphin du palmarès des Journées de Carthage, le « Tanit d’Argent », a été Sous les figues, d’Erige Sehiri, le réalisateur deAlbum de famille et de La voie normale, un film sélectionné à la quinzaine des réalisateurs au festival de Cannes 2022. Il sort dans les salles tunisiennes le 6 Novembre après une avant première aux Journées Cinématographiques de Carthage dans la sélection officielle des longs métrages de fiction.
Sana, Fidé, Meriem, Malek, Firas, Abdou, Gaith et d’autres partent au petit matin pour la cueillette des figues à Makthar. Une fois arrivés et sous les figuiers, la vie prend tout un autre sens. Sous un soleil éclatant et avec une esthétique de film documentaire, Erige Sehiri prend son temps pour raconter ses personnages un par un. Elle s’attarde sur leurs têtes perchées, ils cherchent du regard la figue mûre, peut être aussi le moment opportun pour réfléchir ou chercher les mots qu’il faut. Pendant la cueillette, les jeunes discutent entre eux, des histoires d’amour se dessinent, d’autres semblent prendre fin.
Toute la beauté du film réside justement dans cette définition donnée à l’amour. Tout au long de cette journée de travail, sous une lumière étincelante, la réalisatrice caresse carrément leurs visages avec sa caméra, nous livrant un portrait délicat et juste de cette jeunesse : les jeunes se lancent des œillades mais pas seulement, ils règlent aussi leurs comptes.
Sous les figues n’a rien de monumental mais sa grandeur réside dans sa sincérité, simplicité et « générosité » comme l’a qualifié le critique français Charles Tesson. Sur le plan technique le film pourrait sembler minimaliste, néanmoins son poids réside dans la narration des portraits.
Erige Sehiri a finement pressenti que toutes ces figues cueillies portent en elles des rêves, des déceptions, des idées tranchées, des amours interdites mais aussi de la douleur et de la souffrance. Ce film est une sorte de journal intime vivant racontant une jeunesse tunisienne sûrement oubliée, tantôt euphorique tantôt désespérée, mais qui croit fermement que demain sera meilleur.
Avec Sous les figues, Erige Sehiri apporte quelque chose d’autre au cinéma tunisien : une nouvelle approche et une nouvelle esthétique cinématographique. Ce film est un moment de répit, de sérénité mais surtout de sincérité. N’oublions pas que faire du cinéma c’est mentir le plus sincèrement possible.
Henda Haouala