Cannes 2016: Le jeune Brésil a soixante ans
Sur les vingt-et-un films de la compétition cannoise 2016, près de la moitié se présentent comme des portraits de femmes. D’un personnage à l’autre, d’une actrice à l’autre, la galerie qui s’est construite au fil des jours est extraordinaire. Solitaire et auto-sacrifiée à sa cause (le docteur Jenny joué par Adèle Haenel, dans La fille inconnue), ou au contraire solaire et voyageant en meute (Sasha Lane dans American Honey), démon dans un corps d’ange (Elle Fanning dans The Neon Demon), mutines, cruelles et joueuses en tandem (Kim Min-Hee et Kim Tae-ri dans Mademoiselle), ou hantée et comme emmurée vivante dans ses silences (Kristen Stewart dans Personal Shopper), mère absente (Marion Cotillard dans Mal de Pierres) ou brisée (Emma Suárez dans Julieta), ou tout simplement rebelle à toute étiquette (Isabelle Huppert dans Elle), les héroïnes cannoises 2016 ne se ressemblent pas, sinon en ce qu’elles sont toutes, à leur manière, de fortes femmes, et de fortes têtes.
Au terme de ce festival, l’une des femmes d’exception qui semble vouée à hanter le plus longtemps les pensées du cinéphile nous vient du cinéma brésilien. Dans Les bruits de Recife, son précédent long métrage, c’était au travers d’une mosaïque de caractères que le réalisateur Kleber Mendonça Filho travaillait un tableau vigoureux du Brésil contemporain pétri de contradictions : affamé d’opulence et de confiance en soi, obsédé par la sécurité et les caméras de surveillance, trop attentif aux bruits de la rue, du voisin, ou aux aboiements d’un chien, s’attardant dans un rapport de castes et de classes que l’on voudrait croire d’un autre temps.
Aquarius se situe au revers de la médaille, dans la poche de résistance à la paranoïa. Et comme pour bien signifier que la tendance est du côté des peurs ordinaires des Bruits de Recife, l’exception que Kelber Mendonça Filho s’attache cette fois à peindre ne tient même pas à une poignée d’êtres mais à une seule femme, Clara. On l’attrape d’abord dans sa première jeunesse, rescapée à cheveux courts d’un cancer, sur laquelle on ne s’attardera pas trop longtemps. Ce qui intéresse le cinéaste, c’est la seconde jeunesse de Clara, à soixante ans. Désormais seule dans l’appartement qui a vu grandir sa famille, elle est la dernière occupante d’un vieil immeuble, l’Aquarius, dont un promotteur immobilier a réussi à tout racheter sauf la partie qu’elle occupe.
Il y a dans le simple fait de rester là, dans ce no man’s land au milieu de la ville, une première forme de résistance – au tsunami immobilier, et à tout ce qu’il dit de cette société prisonnière d’elle-même que l’on voyait déjà dans Les Bruits de Recife. Mais il y a également la manière de rester là. Clara ne se contente pas d’occuper le terrain : elle y vit pleinement. Son hédonisme solitaire, ses siestes dans le hamac qui est dans son salon, son appétit de jeunesse et de sexe, y apparaissent comme une provocation seconde, secrète mais plus puissante peut-être que la confrontation verbale – toute de fausses politesses et sarcasmes – aux hommes en costume. Ce n’est pas par entêtement de femme au début de sa vieillesse qu’elle reste, c’est tout l’inverse : parce qu’elle se fout de tout cela, des gros sous et des beaux discours sur la modernité et l’aménagement du territoire urbain. C’est Recife qui a vieilli, qui s’encroûte dans la gentrification en faisant des mines de vieille coquette. Clara, avec sa chevelure noir corbeau et sa silhouette de danseuse, porte ses rides comme une armure, et elle a dans les yeux une flamme presque guerrière. Peut-être parce qu’elle a une fois déjà affronté la mort, elle avance sans peur au milieu d’une ville, d’un pays entier peut-être, qui ne distingue plus la réalité de ses cauchemars.
De ce personnage superbement écrit, merveilleusement filmé, Sonia Braga fait une interprétation hypnotisante. Quand bien même Kleber Mendonça Filho continue de déployer en arrière-plan son questionnement sur la société brésilienne contemporaine, on ne peut pas plus que l’objectif détacher les regards de cette force vive qu’est l’actrice, si vive qu’elle intimide, voire qu’elle repousse loin d’elle – en témoignent les relations difficiles avec ses propres enfants. Il y a quelque chose d’icarien à s’attacher à un tel personnage : tout le film irradie dans sa lumière, et elle manquerait à chaque instant de brûler tout le film, si la maîtrise remarquable du cinéaste ne venaient lui redonner sans cesse la place qui devait rester la sienne. C’est le monde à l’envers. Le jeune Brésil des Bruits de Recife, que l’on entrevoit aussi dans Aquarius au travers du jeune promoteur immobilier par exemple, est vieux avant l’âge. Le Brésil de soixante ans, tel qu’il se reflète ici dans les yeux d’une femme, a dans sa résistance discrète et entếtée, dans son obstination à jouir, une aura punk salutaire dont les gamins en costume feraient bien de prendre de la graine.
Noémie Luciani
Palme d’or: I, DANIEL BLAKE (Moi, Daniel Blake) de Ken LOACH
Grand Prix: JUSTE LA FIN DU MONDE de Xavier DOLAN
Prix de la mise en scène : ex æquo
Cristian MUNGIU pour BACALAUREAT (Baccalauréat) et Olivier ASSAYAS pour PERSONAL SHOPPER
Prix du Scénario: Asghar FARHADI pour FORUSHANDE (Le Client)
Prix du jury: AMERICAN HONEY de Andrea ARNOLD
Prix d’interprétation féminine: Jaclyn JOSE dans MA’ ROSA de Brillante MENDOZA
Prix d’interprétation masculine: Shahab HOSSEINI dans FORUSHANDE (Le Client) de Asghar FARHADI
Prix Vulcain de l’artiste-technicien (CST): SEONG-HIE RYU, pour MADEMOISELLE de PARK Chan-Wook.
Palme d’or du court-métrage: TIMECODE de Juanjo GIMENEZ
Caméra d’Or: DIVINES de Houda BENYAMINA (présenté dans le cadre de la Quinzaine des Réalisateurs)
Prix de la Critique Internationale (Fipresci) pour la competition: TONI ERDMANN de Maren Ade (ci-dessus)
Prix Fipresci pour Un Certain Regard: CAINI (Dogs) de Bogdan Mirica
Prix Fipresci des sections parallèles: GRAVE (Raw) de Julia Ducournau
Berlin 2015: félicitations au jury!
Comme l’aurait dit Rabelais, le jury de la 65ème édition de la Berlinale présidé par Darren Aronofsky aura su extraire la « substantifique moelle » d’une sélection en dents de scie.
La belle composition du jury pouvait, en vérité, laisser augurer d’un excellent palmarès. Sous la houlette de Darren Aronofsky, qui le présidait, siégeaient parmi d’autres rien moins que Matthew Weiner, l’auteur de la célèbre série télévisée Mad Men, dont on sait qu’il ne s’en laisse pas compter, mais aussi la productrice italienne Martha De Laurentiis. Il y avait aussi la réalisatrice péruvienne Claudia Llosa, une habituée des prix de la Fipresci, de la critique internationale et Audrey Tautou pour la France, bref, du beau monde.
Or, alors que la compétition avançait, il apparut de plus en plus que les films des cinéastes les plus « reconnus » décevaient plus ou moins. En particulier, le Queen of the desert tant attendu de Werner Herzog ne parvint jamais à faire oublier le Laurence d’Arabie de David Lean malgré la similitude des prémisses et l’intérêt potentiel d’avoir fait du héros une héroïne. Nicole Kidman y incarne un personnage historique qui a probablement eu autant d’influence que Laurence d’Arabie, Gertrude Bell, une Anglaise féministe avant la lettre qui rayonna à dos de dromadaire à l’orée du 20° siècle à travers tout le Moyen-Orient, par fascination pour les tribus bédouines qui se le partageaient. Mais la mise en scène de Herzog, de façon surprenante, est extrêmement convenue, d’un classicisme étonnant pour le génie créateur de Fitzcaraldo ou de L’Enigme de Kaspar Hauser. En outre, l’effort du compositeur Klaus Badelt pour reprendre certaines des sonorités de Maurice Jarre dans le film de David Lean ne fait qu’ajouter à l’envie de revoir « l’original », en quelque sorte. Une autre déception fut le pastiche de Terence Malick par lui-même, en quelque sorte. Son Knight of cups dévoie une incontestable maîtrise de la caméra au service d’un scénario inexistant et même incompréhensible où Christian Bale, Cate Blanchett et Nathalie Portman en sont réduits à incarner des silhouette quasiment muettes se promenant devant la caméra de Malick.
Bref, le jury sut ne pas s’arrêter à ces quelques déceptions venant de noms très attendus, et ne pas hésiter à aller chercher plus loin son palmarès. Il décerna ainsi à juste titre sa récompense supr Profitant du cadre fourni par un volcan actif où se situe le film, Bustamante nous fait comprendre la valeur r Jayro Bustamanteême, l’Ours d’Or, à un long métrage fait pourtant de bric et de broc, le Taxi de l’Iranien Jafar Panahi, dont on sait qu’il est théoriquement interdit de tournage dans son pays. Lui-même présent dans son film en chauffeur d’un taxi, Jafar Panahi a monté une caméra dans cette voiture, et en a fait son studio ambulant, en quelque sorte. Il est ainsi parvenu à composer une œuvre cinématographique en juxtaposant avec bonheur des saynètes constituées par les passagers qui hèlent la voiture pour composer un kaléidoscope vif et bien ajusté de l’Iran d’aujourd’hui. Darren Aronofsky et ses jurés furent d’ailleurs ici rejoints par le jury Fipresci de la Critique Internationale qui décerna également son prix pour la compétition à Taxi.
Le jury officiel continua à se détourner, à juste titre, nous semble-t-il, des valeurs « classiques » de la compétition, pour la plupart de ses autres prix. L’Ours d’Argent, son « Grand Prix », le dauphin de l’Ours d’Or, revint en effet à El Club, du cinéaste chilien Pablo Larrain, une sobre et nette introspection sur le catholicisme latino-américain aujourd’hui. L’Amérique Latine fut d’ailleurs à l’honneur puisque l’Ours d’Argent spécial « Alfred Bauer » est revenu au touchant Ixcanul, sans doute l’une des meilleurs surprises de la Berlinale 2015, une coproduction entre le Guatemala et la France réalisée par Jayro Bustamante. Profitant bien du cadre particulier fourni par un volcan actif au pied duquel se situe le film, Bustamante nous fait comprendre la valeur de la culture autochtone en la confrontant à la civilisation nord-américaine à travers les yeux du périple initiatique d’une jeune fille d’ascendance Maya. Toujours l’Amérique Latine au palmarès, enfin, pour le prix du meilleur scénario décerné au vétéran Patricio Guzman pour El Bóton de Nacár.
Parmi les autres récompenses décernées par le jury, on signalera encore l’astucieux octroi des deux Ours d’Argent de la meilleure interprétation au splendide duo d’acteurs formé par Charlotte Rampling et Tom Courtenay dans l’émouvant 45 Years du britannique Andrew Haigh, qui suit minutieusement, à petites touches, la décomposition implicite d’un couple âgé lorsque le corps de l’ancienne petite amie du mari, disparue à la suite d’un accident, est retrouvé après un demi-siècle. Le jury sut aussi saluer le tour de force réalisé par le directeur de la photographie Sturla Brandth Grœvlen qui tourna Victoria de Sebastian Schipper en un seul plan de … 2 heures et 20 minutes! On y suit en temps réel à la lueur glauque de la nuit finissante un groupe de petits voyous berlinois qui commettent un « casse » accompagnés d’une jeune espagnole rencontrée par hasard. Grœvlen méritait cet Ours d’Argent, même si l’idée du plan unique revenait à son réalisateur-scénariste, dont le script était un peu trop décousu.
Au-delà de la compétition
Comme à l’accoutumée, le Festival de Berlin, qui se veut un festival populaire, avec plus de 300.000 spectateurs dans ses salles chaque année, a frappé par la qualité et le nombre de ses cinéphiles payants, puisqu’il accueille le public dans quasiment toutes les projections de ses sections officielles, mis à parts un nombre réduit de séances limitées à la Presse. C’est dire qu’outre la grande salle Marlène Dietrich, les répétitions de la compétition, par exemple, dans l’immense FriedrichPalast situé au cœur de l’ancien Berlin Est, furent bondées, tout comme celles de la section « Panorama », dirigé par Wieland Speck, qui fait ses premières au beau « ZooPalast » rénové depuis l’an dernier, l’ancien quartier général de la Berlinale, lui à l’Ouest de la ville. On y vit, entre autres, dans ses diverses programmations, les derniers films de Gabriel Ripstein (600 Millas), de Rosa von Praunheim, bien sûr, un habitué de la section (Härte), le dernier film de Raoul Peck, Meurtre à Pacot ou Ned Rifle, l’attachant film en forme de « Chronique d’un meurtre annoncé » de Hal Hartley. Les salles du « Forum International du Jeune cinéma », l’autre grande section historique du Festival, dirigée par Christoph Terhechte depuis que son fondateur, Ulrich Grégor, a passé la main, ne déparèrent pas non plus. Le jury de la Fipresci décerna son prix pour le Forum à Il gesto delle Mani, de l’italien Francesco Clerici, n’hésitant pas à saluer ici un documentaire presque calligraphique sur une fonderie de bronze traditionnelle établie depuis 1913 à Milan.
Les Professionnels aussi
Mais il ne faut pas oublier que le Festival de Berlin, c’est aussi le premier rendez-vous de l’année des professionnels du cinéma du monde entier, désireux d’y nouer des affaires avant le rush cannois du mois de mai, où au contraire d’y découvrir des gemmes avant que d’autres ne les voient plus tard. A cet égard, la réussite du travail de longue haleine de Beki Probst, l’ancienne directrice et maintenant Présidente du « Marché Européen du Film », est manifeste. On y a compté cette année la bagatelle de 8.500 professionnels accrédités, en provenance de 100 pays, dont 1.568 acheteurs. 748 films, le plus souvent différents de ceux des sections « publiques » y furent montrés en 1.014 séances! Même l’espace physique dédié au Marché s’est étendu, plusieurs étages de l’hôtel Marriott complétant maintenant le quartier général du Martin Gropius Bau. Un signe clair de ce succès, d’ailleurs, est le fait qu’Unifrance a dû réduire l’espace de détente de son stand pour accueillir plus de sociétés en son sein.
Ajoutons que le Festival, c’est aussi une multitude d’événements parallèles, comme par exemple le tremplin aux jeunes acteurs européens fourni par l’opération « Shooting Stars » de l’European Film Promotion, l’organisme de promotion fédérateur de ses homologues nationaux européens. Pour la première fois, une petite section de la Berlinale était consacrée… aux séries télévisées, montrant que Dieter Kosslick, le maître d’œuvre du festival, n’oublie pas de suivre l’évolution de la culture moderne, la présence au jury de Matthew Weiner en ayant été un autre signe.
Philippe J. Maarek