Cannes 2015. Partition en mode mineur pour un Festival majeur
Un sentiment d’insatisfaction s’est levé sur la Croisette dès les premiers jours du Festival au vu des films de la compétition officielle. Sentiment rituel quand les goûts de chacun, qui ne sont pas à débattre, peinent quoi qu’il arrive à s’arrimer à un véritable enthousiasme. D’ordinaire, seuls quelques grincheux chroniques conservent cette disposition, parfois accolée à la pensée magique d’un passé idéal dont les exemples s’avèrent souvent introuvables. Ce sont les grands films qui rejaillissent. Ceux qui nous ont émus, enchantés, bouleversés, bousculés, sans mettre tout le monde d’accord. On peut même s’écharper à défendre « les siens », « son réalisateur », « sa palme », compte tenu de la souveraineté des jurys et des points de vue à l’emporte-pièce de la critique à chaud. Qui n’a pas, avec le recul du temps, mangé son chapeau, jette la première ligne. L’effet déceptif persiste. À une exception, celle du film Le Fils de Saul, premier long métrage du cinéaste hongrois Laszlo Nemez. Son engagement à hauts risques fracture l’impossibilité de représenter l’irreprésentable des camps d’extermination nazis par un travail cinématographique époustouflant. On se réjouit qu’il en ait obtenu la reconnaissance en se voyant remettre le grand prix du jury, et aussi celui de la critique internationale. Nous l’aurions souhaité au sommet, mais le jury, pour la palme d’or, lui a préféré Dheepan, de Jacques Audiard. Film de grande qualité d’un cinéaste déjà honoré à Cannes par un prix du scénario pour Un héros très discret et un grand prix remis pour Un prophète, mais dont le scénario, justement, ne nous paraît pas le plus convaincant de sa riche filmographie.
Loin de ce que l’on est en droit d’attendre à ce niveau…
Au sein des dix-neuf films en compétition officielle, cinq sont français. On peut difficilement les placer à la même échelle. Ceux de Maïwenn et de Valérie Donzelli (Mon Roi et Marguerite et Julien) restaient loin de ce que l’on est en droit d’attendre à ce niveau quel qu’en soit le manque de grands éclats. Le Valley of Love de Guillaume Nicloux, épaulé par Isabelle Huppert et Gérard Depardieu en remarquables comédiens, ouvrait une respiration bienvenue. Tout aussi remarquable, dans un film sur lequel nous avons exprimé des réserves en cours de Festival, Vincent Lindon, qui n’a certes pas volé sa récompense. Si d’autres visages nous viennent, ce n’est pas pour la lui disputer, mais à la suite d’autres évocations surgissent d’autres cadres. Michael Fassbender donne un Macbeth prodigieux dans le film éponyme de Justin Kurzel, chef-d’œuvre pompier dont le bruit et la fureur s’expriment avec un excès d’effets à éparpiller Shakespeare au fond d’un cratère, ne serait son interprète. Avec la très pâle Lady Macbeth que joue si peu Marion Cotillard, contrastent notamment les deux actrices de Carol, le film de Todd Haynes. Par une bizarrerie bancale, seule l’une des deux, Rooney Mara, a bénéficié du prix d’interprétation féminine, quand le film repose sur ses échanges sensibles avec le personnage de Cate Blanchett. D’autant plus bizarre et bancale qu’un prix ex aequo réunit Rooney Mara à une Emmanuelle Bercot pour laquelle il ne s’imposait pas. Au contraire de la palme d’honneur remise à Agnès Varda. Son discours lors de la cérémonie de clôture faisait chavirer le cœur mais aussi l’esprit, vertige de la création en résistance.
La frustration est la loi du genre cannois
La frustration est la loi du genre cannois, et si l’on se prend à imaginer un resserrement de la compétition officielle, c’est que de très grands cinéastes présentaient des films un peu en dessous des tonalités, voire des flamboyances,qui d’autres fois nous ontemportés. Difficile d’argumenter les choix des sélectionneurs pour qui n’a pas connaissance des films qu’ils n’ont pas retenus, mais on peut toujours plaider la rigueur. Pas celle de la troïka dont Michel Gomez met en scène les mille et un désastres dans les Mille et Une Nuits qu’il présentait à la Quinzaine des réalisateurs. Les trois volets sortiront successivement en juin, juillet et août. On les attend avec une impatience que le sujet ne suffirait pas à susciter si le film s’en tenait au constat social qui fait souvent recette dans notre pays.
Cannes garde l’immense avantage de nous offrir des visions du monde entier, des arts de faire, des envies de voir et de partager. Parce que nous le valons bien.
Dominique Widemann
Cannes 2013 : une palme pour « la Vie d’Adèle – chapitre 1 & 2 » : bravo
Un cinéaste est parvenu au sommet de l’épanouissement, il a été justement distingué. Lui, Abdellatif Kechiche, et ses deux actrices fétiches, Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos.
Le 66e Festival de Cannes s’est achevé avec la proclamation du palmarès, la liste des heureux étant prononcée par le président du jury, Steven Spielberg. Ce n’est pas la première fois que nous assistons à cette cérémonie, doux euphémisme. Nous avons connu les années tempête, comme quand Maurice Pialat, se croyant insulté, s’en prit à la salle. Nous avons connu les années polémiques, les années mollement consensuelles. Jamais peut-être autant que cette fois nous n’avions vu palmarès autant applaudi, à commencer par cette palme d’or, longuement saluée debout par la salle, couronnant Abdellatif Kechiche, pour la première fois associé dans le communiqué officiel à ses deux admirables comédiennes, Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux, dont le réalisateur, au bout de cinq mois de tournage et des centaines d’heures impressionnées (ce qu’on appelle les rushs), a su tirer le meilleur, dans la digne suite du Bresson de Mouchette ou du Pialat d’À nos amours. Le film avait suscité les éloges de notre journal, ceux de presque toute la presse française, de la presse de partout, emportant hier le prix de la critique internationale (prix Fipresci).
Ce jury a aussi su faire preuve d’éclectisme
Nous avons pu maintenant vérifier qu’un jury composé d’artistes venus du monde entier avait partagé le même enthousiasme, que les trois heures de caméra portée traquant au plus près les visages et les corps n’avaient repoussé personne, que l’amour, y compris sous sa forme homosexuelle et féminine, était d’abord l’amour, renvoyant aux placards empoussiérés les dinosaures ayant manifesté le même jour à Paris leur dépit et leur haine. Notons aussi qu’Abdellatif Kechiche, après avoir salué « l’esprit de la liberté et de vivre ensemble », a tenu à saluer la révolution tunisienne (il est né à Tunis en 1960) avec une formule qui ne pourra que déplaire aux intégristes : « exprimer librement, vivre librement, aimer librement ». Cela dit, on ne peut que se réjouir que cette palme soit française et qu’elle couronne un de ces films hors longueur standard et hors norme qui font la justification et la fierté de l’exception culturelle, cela discrètement rappelé par Spielberg. Bravo donc également à Wild Bunch et Vincent Maraval, sans discuter ici de certaines de ses positions personnelles. Preuve par ailleurs que les subventions ne se résument pas à des fonds publics jetées au moulin des vanités, le film a été acheté par les Américains. Ce jury a aussi su faire preuve d’éclectisme en ignorant les prés carrés, répartissant ses lauriers en sachant être ouvert à différentes esthétiques à diverses régions du monde, Chine, Japon, Mexique, États-Unis. On peut bien sûr discuter tel ou tel choix mais, globalement, on ne peut que saluer ce verdict qui conclut une édition de haut niveau.
Grand Prix : Inside Llewyn Davis de Joel et Ethan Coen
Prix de la mise en scène : Amat Escalante pour Héli
Prix du Jury : Tel Père, Tel Fils de Kore-Eda Hirokazu
Prix d’interprétation masculine : Bruce Dern pour Nebraska d’Alexander Payne
Prix d’interprétation féminine : Bérénice Béjo pour Le Passé
Prix du scénario : Jia Zhang Ke pour A Touch of Sin
Palme d’Or du meilleur court-métrage : Safe, de Byoung-Gon Moon
Caméra d’Or : Ilo Ilo d’Anthony Chen