Avis de beau temps sur la lagune vénitienne
Entre créateurs aptes à imposer leur vision du monde et illustrateurs au talent plus que louable, cette 70e Mostra est un grand cru. Trois titres nous ont particulièrement marqués.
Dans cette 70e Mostra, plusieurs titres ont pour nous de très loin mené en tête une course plus divisée que jamais entre poids lourds et chevau-légers, entre créateurs aptes à imposer leur vision du monde et illustrateurs dont on peut à l’occasion louer le talent. Parmi les premiers il convient d’en isoler un, seul parvenu à explorer avec succès la voie de l’imaginaire contre celle de la réalité, l’onirisme à la Fellini et à l’occasion à la Kubrick dont il témoigne, relevant d’une extrapolation futuriste qui rejette moins la prise en compte de notre société que la négation de cette dernière. Il s’agit de Terry Gilliam qui, dans The Zero Theorem, s’interroge une fois de plus sur le sens de la vie, avec une acuité philosophique grotesque proche de celle qu’il avait portée à son apogée il y a trente ans dans Brazil. L’auteur lui-même insiste sur le fait que seule la mise à jour du regard et l’évolution de la société justifient d’avoir réinvesti ce classique. On retrouve dans ce budget modeste, même si chaque image est une source d’invention et de créativité qui met en valeur un Christoph Waltz méconnaissable, les figures symboliques de la jeune femme blonde qui suscite le désir (Mélanie Thierry), qu’elle soit réelle ou issue du monde virtuel des clics sur le clavier, et celui de l’ordonnateur de l’ordinateur (Matt Damon).
À l’opposé stylistique de The Zero Theorem, le film qui nous a le plus impressionné est l’Autre Heimat, chronique d’une vision, d’Edgar Reitz bien sûr (hors compétition). On croyait que Reitz en avait fini avec sa chronique du village de Schabbach développée en 1984 sur 929 minutes, travail prolongé en 1992 sur 25 heures et 32 minutes, puis en 2004 sur 10 heures et 58 minutes, mais nous étions à terme. L’histoire aux 140 personnages principaux et 5 000 figurants de ce petit village du Hunsrück, en Rhénanie, qui commençait au lendemain de la Première Guerre mondiale, nous avait conduits en 1982 et il n’y avait plus rien à raconter. Patatras ! Avec ce nouveau titre, Edgar Reitz nous fait le clou du « prequel », qui consiste à raconter ce qui s’est passé avant là où le « sequel », la suite donc, raconte ce qui s’est passé ensuite. Pendant quatre heures de projection, nous voici à nouveau sur les mêmes lieux, cette fois au milieu du XIXe siècle dans une Allemagne ravagée par la pauvreté et le despotisme alors que l’espoir des habitants repose pour nombre d’entre eux sur l’émigration en Amérique du Sud, celle de deux frères étant au centre de l’intrigue. Le noir et blanc est somptueux et l’intrigue passionnante. On reste sans fin saisi par le talent du cinéaste… comme nous l’étions depuis des dizaines d’heures de projection et plusieurs décennies de conception.
Parlons aussi de cette réussite qu’incarne Stephen Frears avec Philomena. Judi Dench, dont le rôle sent le prix d’interprétation, y incarne cette femme qui « fauta » jeune fille et se vit retirer son enfant par des religieuses irlandaises en 1952. Elle ne cessa de tenter de le retrouver. Touchant, juste et totalement réussi.
Jean Roy
Quand Dieu s’invite à la Mostra de Venise
Il flottait comme un léger air de mélancolie sur la 69ème Mostra de Venise. Pourtant, comme le projet d’un nouveau palais de festival a été apparemment enterré faute de moyens, le grand chantier qui défigurait le Lungomare a partiellement disparu laissant la place à une jolie promenade où il faisait bon se reposer entre les projections. Mais les alentours du festival paraissaient étrangement vides, attirant visiblement beaucoup moins de monde que les années précédentes. Créée il y a maintenant 80 ans, la Mostra qui marque cette année le retour d’Alberta Barbera comme directeur (il avait dirigé le festival de 1999 à 2002 avant d’être « débarqué » par le gouvernement Berlusconi), a certainement besoin d’un nouveau souffle si elle ne veut pas s’endormir sur sa lagune hors du temps. Mais la situation est difficile dans un pays plongé dans une crise dont il ne sortira pas sitôt et le marché du film, annoncé par Barbera comme une des nouveautés pour booster le festival est encore loin de tenir ses promesses. Enfin le spectre du puissant festival de Rome, qui se prépare sous l’égide de son prédécesseur plein de ressources, Marco Muller, semblait planer comme un ombre menaçante sur le Lido.
Est-ce l’air du temps ou la crise avec ses incertitudes et ses angoisses existentielles qui suscitent cette recherche de promesses de salut religieux et idéologiques et qui semblent gagner insidieusement non seulement notre société mais transforme également certains cinéastes en passeurs de messages spirituels plus ou moins douteux? Curieusement, cette année, le grand thème de la Mostra était la foi, (ou son absence!), servie à toutes les sauces religieuses et idéologiques, surtout dans les 18 films de la compétition internationale dont la plupart privilégiaient le contenu à la forme.
Au film d’ouverture The Reluctant Fundamentalist de Mira Naïr qui plaide pour une certaine compréhension envers la radicalisation islamiste des intellectuels séduit par l’Ouest mais finalement dégoûtés par le capitalisme (américain) exacerbé, répondait en écho d’un des pays théocratiques par excellence, l’Arabie saoudite, le premier film fort surprenant et courageux d’une autre femme, Wadja, d’Haifaa al Mansour, témoignant de l’enfermement forcé dans une réclusion totale des femmes.
Dans le glacial Paradis : Glaube ,deuxième partie de sa trilogie, le metteur en scène autrichien Ulrich Seidl invite le spectateur à accompagner son actrice fétiche Maria Hofstätter sur son chemin de croix de l’évangélisation auprès de populations viennoises vivant en marge de la société. Elle passe tout son temps libre en faisant du porte-à-porte avec une madone en bois sous le bras quand elle ne se flagelle pas jusqu’au sang agenouillée devant le crucifix de sa chambre, et un soir elle prend même le crucifix dans son lit. Promptement alertée par cette scène de masturbation pour le moins insolite, une organisation ultra-conservateur catholique avait immédiatement porté plainte pour blasphème contre Seidl, l’actrice, les producteurs et même le directeur du festival.
Le film de Marco Bellocchio Bella Addormentata nous replonge lui dans les polémiques qui avaient divisé l’Italie en 2009 autour de la mort d’Eluana Englaro dont l’assistance respiratoire avait été débranchée à la demande de son père et des médecins après 17 ans de coma. Les catholiques « intégristes » se sont rendus devant le palais du festival en brandissant des pancartes avec la photo d’Elena et de la Vierge et ont réclamé le retrait immédiat du film. Pourtant, ce film, un peu trop didactique et qui malheureusement noie son sujet dans des méandres sentimentaux d’ajouts fictionnels n’a rien d’un pamphlet provocateur mais s’efforce plutôt d’explorer la question de l’euthanasie sous tous ses angles.
L’un des films les plus attendus de la compétition, To the wonder, de Terence Malick, a laissé les spectateurs et même les fans de ses premières œuvres perplexes. Lors d’un voyage en France, Neil (Affleck, séduisant comme un morceau de bois sec), rencontre Marina (Kurylenko) et, après des déclarations d’amours en voix off alignant des platitudes affligeantes sur fond de la très photogénique Baie de Saint Michel, la ramène avec sa petite fille dans un « bled » perdu des plaines de l’ Oklahoma. Comme il fallait s’attendre, la vie quotidienne dans ce lotissement dépourvu de toute charme éteint assez rapidement l’amour passionnel qu’éprouve l’héroïne pour son amant monosyllabique et réticent à l’épouser. Marina plie bagage pour revenir quelques temps plus tard sans que l’on comprenne pourquoi, et ainsi de suite. Cerise sur le gâteau de cette rêverie pseudo -chrétienne exaspérante et frôlant souvent le ridicule c’est le personnage d’un prêtre (Javier Bardem) en proie à une sévère crise de foi qui erre sans arrêt à travers sa maison et les quartiers pauvres de sa banlieue pendant que l’on entend sa voix en off commentant ses doutes comme un bruit de fond jusqu’au jour où se produit le miracle ; il retrouve Jésus, qui, cette fois-ci, revient même en force vers lui. « Le Christ en moi, le Christ au dessus de moi, Le Christ en dessous de moi, Le Christ à ma droite, le Christ à ma gauche » jubile-t-il tandis que les palissades en bois qui entourent les maisons du lotissement s’éclairent lentement, illuminés par les rayons dorés du soleil levant.
Mais la compétition avait encore d’autres surprises divines dans son programme – notamment avec Lemale Et Ha’Chalal (Fill the Void) de Rama Burshtein (Israël), d’ailleurs le seul film en compétition réalisé par une femme. Sans distance critique aucune mais avec une maîtrise tout à fait louable, la réalisatrice met en scène la vie d’une communauté ultra-orthodoxe à Tel Aviv où une jeune fille est amenée par sa famille à accepter d’épouser le mari de sa soeur décédée afin que l’enfant du couple reste auprès de sa grand-mère. Bursthein, strictement vêtu selon les codes vestimentaires des haredi ultra-orthodoxes, livre dans le dossier de presse sa confession de foi et énonce les objectifs de son film « fidèle à la façon dont je vois le monde« sans la moindre ambiguité . Que la réalisatrice puisse présenter en Israël ses films uniquement aux femmes de sa communauté d’où les hommes sont exclus des projections -soit. En revanche, on peut se poser la question de savoir si la compétition de la Mostra de Venise devait servir de plateforme pour faire l’éloge d’un monde où la femme n’est pas égale de l’homme, Reste aussi le mystère d’une intervention divine par laquelle le jury a cru bon d’honorer ce film en décernant le prix de la meilleur actrice à sa jeune protagoniste.
Heureusement, The Master de Paul Thomas Anderson nous livre une antidote aux rêveries fondamentalistes véhiculées dans certains films de cette compétition. Avec bravoure et une force créatrice d »image et narrative qui sort ce film du lot, Anderson présente, sans la nommer explicitement , la vie d’un fondateur de secte au début des années 50 (dans laquelle on pourrait reconnaître Ron Hubbard , père de l’Eglise scientologique). Ce Dodd (merveilleusement incarné par Philip Seymour Hofmann) auteur charismatique et despotique, séducteur et manipulateur, porté sur les boissons fortes s’est inventé une nouvelle forme de croyance fondée sur un mélange de philosophies, de religions et de thérapies plus ou moins obscures comme le voyage dans le temps, qui rassemble autour de lui de plus en plus d’adeptes. Mais l’idée géniale d’Anderson est de non pas de raconter cette histoire en forme de biopic mais à travers un autre personnage fictionnel, celui du vétéran de guerre ultra violent , Freddy, (Joaquin Phoenix en sparring partner cogénial) profondément traumatisé par la guerre au Pacifique. Entre ces deux personnages aux caractères forts et diamétralement opposés s’établit une relation ambigüe de maitre-élève voire même de père-fils. Mais Dodd, face à l’impossibilité de maîtriser la violence de Freddie, lui redonne en quelque sorte sa liberté. Sans prendre position, Anderson nous amène au centre du monde clos d’une secte en démontrant les mécanismes de la soumission, tout en laissant une petite porte ouverte par laquelle Freddie réussira peut-être un jour à s’échapper.
Dans un tout autre registre , Kim Ki-Duk plonge ses fans avec Pieta une fois de plus dans la descente aux enfers d’une histoire de crime, châtiment et rédemption – parcours cher au christianisme, mais ici avec une radicalité et une cruauté visuelle qui dépasse par moments la limite de l’insupportable.
Mais c’est finalement The Fifth Season, film d’une force et d’une beauté visuelles absolument saisissantes du couple Jessica Woodworth et Peter Brosens, qui nous mène impitoyablement vers une apocalypse païenne qui, ici, se prépare lentement sur les terres lourdes d’un village au fin fond des Ardennes. Ce film complètement à part qui raconte une histoire d’évolution humaine à reculons où la bêtise, la cruauté et la méchanceté des hommes sont punies par une nature de plus en plus déchainée au fur à mesure que la violence entre les habitants dégénère n’est pas sans évoquer certains tableaux de Breughel.
Heureusement Olivier Assayas nous ramène vers la vie avec l’un des plus beaux films de la Mostra : Après Mai, un hommage aux années 70 à travers les aventures politiques de jeunes lycéens d’une banlieue de Paris. Ce film d’une intelligence, d’une luminosité et d’une tendresse salutaire dans l’évocation un brin nostalgique mais sans aucune fausse sentimentalité d’une époque qui aujourd’hui paraît plus lointaine qu’elle ne l’est réellement, est joué par huit jeunes acteurs et actrices de moins de vingt ans qui se glissent admirablement dans la peau de ces jeunes qui rêvaient de révolution, roulaient en bus Volkswagen, s’aimaient et se séparaient sur fond de discussions politiques incessantes, animés par des questionnements sur la façon de rendre le monde meilleur.
Barbara Lorey de Lacharrière
Prix Fipresci :
The Master de Paul Thomas Anderson (USA)
Orizzonti et Settimana Internazionale della Critica
L’intervallo de Leonardo Di Costanzo(Italie)