Une Berlinale 2024 de transition

La 74e édition du Festival du Film de Berlin a été un peu vécue comme une transition. Transition entre deux directions, d’abord, puisque le tandem formé de Carlo Chatrian, à la Direction Artistique, et Mariette Rissenbeek, à la Direction exécutive, du festival, finissait son contrat en sachant à l’avance que Carlo Chatrian ne serait pas renouvelé — Mariette Rissenbeek prenant sa retraite. En effet, on savait déjà qu’une remplaçante avait été nommée, Tricia Tuttle, précédemment directrice du Festival du Film du London Film Festival organisé par le British Film Institute. Mais l’on savait aussi qu’une autre transition va se produire : la Ministre de la Culture allemande, Claudia Roth, qui avait œuvré pour ce changement, a incité à ce choix afin de repositionner le Festival pour lui donner une dimension plus « Hollywoodienne » en quelque sorte, et de faire en sorte qu’ainsi, il concurrence Cannes ou Venise.

Pour leur chant du cygne, du coup, les deux directeurs sortants avaient fait le choix de resserrer considérablement leur sélection, sans changer son orientation habituelle plutôt dirigée vers l’art et l’essai. Ils avaient sélectionné environ 200 films au total, soit à peu près la moitié de ce qui était le cas avant l’interruption due au COVID-19. Si la section compétitive était évidemment au complet, avec ses deux films par jour, les sections « Panorama » et « Forum international du jeune cinéma » étaient réduites — la section « Rencontres » comportant de toutes les façons par définition un nombre réduit de films.

La France et ses coproductions à l’honneur au palmarès 

Le jury présidé par la grande actrice Lupita Nyong’o décerna son Ours d’Or à une coproduction Franco-Sénégalo-Béninoise, Dahomey.  Il s’agit d’une œuvre d’actualité, puisque traitant d’un des grands sujets politiques internationaux actuels, la « décolonisation », avec la question de la restitution aux anciens pays colonisés de leurs œuvres d’arts exposées dans les musées de leurs anciens colonisateurs. Le Grand Prix du Jury alla à A traveler’s Needs, du réalisateur coréen Hong Sangsoo, dont Isabelle Huppert tient la vedette, une autre coproduction française, cette fois avec la Corée du Sud. Si l’on ajoute que le Prix spécial du jury fut décerné à L’Empire, de Bruno Dumont, on peut donc dire que le cinéma français a été gâté à Berlin !

Le festival avait été ouvert par la projection de Small things like these, de l’irlandais Tim Mielants, un autre film d’actualité, en somme, puisqu’il est centré sur la maltraitance pendant des années des adolescentes filles-mères en Irlande. Pour la plupart, pendant des décennies, elles ont été forcées à se cacher dans des couvents-prisons pendant leur grossesse, avant d’être obligées d’abandonner leurs enfants. On découvre dans ce film émouvant le sort d’une de ces jeunes filles à travers les yeux d’un personnage incarné par Cillian Murphy, la révélation d’Oppenheimer – d’ailleurs un tant soit peu sous-employé ici. 

Les acteurs à la fête !

Parmi les autres points forts de la compétition, on retiendra en particulier plusieurs performances d’acteur de belle qualité – sachant qu’à Berlin, il n’y a qu’une récompense « unisexe » pour les acteurs et les actrices, qui échut à Sebastian Stan pour sa performance – pourtant un peu caricaturale, nous va-t-il semblé — dans A different man, de Aaron Shinberg. Dans ce film, il interprète un malheureux atteint d’une maladie qui rend son visage monstrueux et qui veut être acteur d’une pièce de théâtre.

Le jury aurait ainsi pu tout aussi bien jouer du paradoxe et donner son prix unique d’interprétation au beau duo constitué de Rooney Mara et Raul Briones dans La Cocina, d’Alonso Ruizpalacios. Il nous transporte dans les coulisses des cuisines d’une usine à manger, un restaurant touristique de New-York. Cuisiniers et aides de toutes nationalités et souvent immigrés sans papiers s’y mêlent, travaillent ensemble, jouent, chantent et se heurtent, en un mélange bouillonnant que le réalisateur traduit en un charivari désopilant même si certes parfois un peu excessif.

On aura aussi beaucoup apprécié la belle performance de Liv Lisa Fries, la révélation de la série télévisée Babylon Berlin, qui interprète dans In liebe, eure hilde le personnage réel d’Hilde Coppi, résistante allemande au nazisme qui fut emprisonnée alors qu’elle était enceinte, puis exécutée après qu’on lui aie laissé le temps d’accomplir sa grossesse et d’accoucher. La réalisation de Andreas Dresen est certes relativement convenue, le film — forcément — sans surprise, mais Liv Lisa Fries y donne une belle performance de qualité et porte littéralement le film de bout en bout avec bonheur.

Encore une belle performance d’acteur, également, pour Gael Garcia Bernal, dans Another End de Piero Messina, film de science-fiction où il retrouve sa femme prématurément morte dans un accident de voiture grâce à une invention futuriste. Elle permet aux survivants de revoir à quelques reprises leurs morts comme s’ils étaient encore vivants… Bérénice Béjo y fait aussi une jolie composition, dans le rôle de la sœur du personnage principal.

Autres belles performances, enfin, celles d’un trio d’actrices cette fois – on aurait pu aussi leur faire partager le prix d’interprétation — pour Langue étrangère, de Claire Burger. Il s’agit de deux jeunes comédiennes, la française Lilith Grasmug et l’allemande Josefa Heinsius, et d’une vétérane, Nina Hoss, dans un rôle où elle semble se moquer d’elle même dans une prestation comique à l’opposé de ses apparitions récentes. Les deux jeunes filles, au départ forcées de se côtoyer du fait d’un échange entre lycées français et allemand, finissent par s’apprécier, puis s’aimer, malgré la mythomanie maladive de la jeune française, en une évolution toute en nuances et en tendres glissements judicieusement rendus par Claire Burger.

La section classique, encore et toujours

L’un des caractéristiques les plus plaisantes de la Berlinale pour les cinéphiles est la persistance d’une section dédiée aux films dits « classiques » — même si certaines programmations de la fin du siècle dernier semblent parfois un peu loin de ce terme. 

Le point d’orgue de cette sélection en 2024 aura été la magnifique projection de Kohlhiesels Töchter, l’un des tout premiers films d’Ernst Lubitsch, en 1920, accompagnée en direct par un orchestre de membres de la Berliner Philharmoniker sous la direction de Simon Rössler. Le film, inspiré par La mégère apprivoisée, de Shakespeare, et interprété par Henny Porten, l’une des grandes stars du cinéma muet allemand, fut ainsi transcendé par cet accompagnement musical qui bénéficiait d’une partition spécialement écrite par Diego Ramos Rodriguez.

Le marché du film à plein régime

Le Marché du Film berlinois, l’EFM, a fonctionné à nouveau à plein régime en 2024.  Acheteurs et vendeurs se sont bousculés dans les couloirs du Marriott et du Martin Gropius Bau bouillonnants d’activité où étaient localisés les stands. Unifrance occupait d’ailleurs un espace qui nous a semblé encore agrandi pour l’occasion, confirmant ainsi le retour incontestable de la profession à Berlin.

Il ne reste plus qu’à savoir ce que va faire du festival sa nouvelle directrice, Tricia Tuttle, dont on dit que Claudia Roth, la Ministre de la Culture allemande, lui a donné les pleins pouvoirs pour transformer la Berlinale 2025 à tous points de vue ! 

Philippe J. Maarek

La force de la « magie » du cinéma au Festival international du film de Rotterdam 2024

Qualité esthétique, complexité technique, maîtrise de la production et portée sociopolitique : de nombreux critères sont pris en compte pour récompenser un film. Pourtant, on pourrait penser qu’un jury composé de critiques de cinéma, le jury FIPRESCI, a une mission légèrement différente. N’étant pas des acteurs de l’industrie ou du marché de cinéma, mais des spectateurs et des écrivains spécialisés, des cinéphiles, les critiques sont en quête de films aux visions uniques et originales qui peuvent réfléchir sur le passé et avoir un impact sur le présent du cinéma. L’un des rêves des membres d’un tel jury serait donc de découvrir un film qui, malgré certaines faiblesses, partage leur passion pour le cinéma et inclut dans sa narration et sa structure une réflexion sur la nature, le rôle ou le statut du cinéma. Cette description pouvant s’appliquer à de nombreux projets, le film idéal serait également le produit d’une équipe créative relativement petite et pas encore établie, car ce sont les artistes jeunes ou inconnus qui bénéficieraient le plus de la valeur significative, mais néanmoins symbolique, du prix FIPRESCI. Pour le jury du Festival international du film de Rotterdam 2024, ce rêve est devenu réalité avec Kiss Wagon de Midhun Murali.

Le point de départ du film est une passion profonde, parfois même enfantine, pour la « magie » du cinéma. Selon sa biographie, le réalisateur indien fait des films depuis l’âge de quinze ans, mais son travail n’a jamais été remarqué. Ayant dû abandonner ses projets précédents à cause de la pandémie COVID-19, il a commencé à travailler sur un nouveau film sur la base d’une idée visuelle très simple : des silhouettes noires animées, en partie inspirées du théâtre d’ombres. Malgré leur apparence élémentaire (les silhouettes n’ont presque aucune caractéristique faciale), leur animation méticuleuse, qui consiste en plusieurs couches de dessins pour une seule image, aboutit à un résultat visuellement fascinant et les silhouettes se transforment en personnages uniques et mémorables. À cet égard, le jeu des voix est crucial. Le réalisateur et ses deux collaborateurs, Greeshma Ramachandran et Jicky Paul, animent plus de vingt personnages qui parlent un mélange d’anglais et de malayalam. En fait, le réalisateur étant également chargé du montage, du scénario et de la conception sonore, ce film épique de trois heures est le fruit du travail d’une équipe de seulement trois artistes.

Le récit du film est celui d’une résistance. Mountald est une société théocratique imaginaire où un obscur dirigeant exerce un contrôle étroit sur la population. Ilsa, le personnage principal, semble indifférente à la politique et travaille dans son propre service de livraison. Ses journées sont répétitives jusqu’à la visite d’une étrange inconnue qui lui confie une mission spéciale. Ilsa doit livrer un colis exceptionnel à un destinataire inconnu, et si elle échoue, les couleurs ne reviendront jamais dans ce monde. Cette métaphore visuelle, un monde noir qui s’oppose à un monde de couleurs, renvoie à un conflit idéologique familier où le conservatisme (en l’occurrence religieux) s’oppose au changement social et à la liberté (en l’occurrence sexuelle). Cependant, cette structure narrative habituelle est rapidement bouleversée, et le film s’ouvre vers toutes les directions possibles. Le film s’inspire de différents genres cinématographiques (tels que les films d’action, les road movies, les films policiers et les thrillers politiques), et, au cours de la livraison, Ilsa devra affronter la police et une armée de super-héros, s’unir aux militants et retrouver les bobines perdues d’un film qui pourrait changer le destin de cette société.

Murali se sert des techniques fondamentales du cinéma (montage, son, superposition des images) pour donner forme à une grande aventure qui traverse différentes temporalités. Plutôt que linéaire, le récit est construit sur une tension permanente entre des réalités alternatives, les rêves et la fiction. Le film devient ainsi un véritable spectacle multi-dimensionnel qui interpelle l’imagination des spectateurs et attire leur attention sur la force du cinéma à fasciner, inspirer, provoquer et même manipuler. Dans le récit du film, cette force artistique s’oppose à une autre force manipulatrice, celle de la religion, car la dimension spectaculaire des œuvres cinématographiques menace le spectacle religieux orchestré par les autorités de Mountald.  À travers ce conflit, Kiss Wagon affirme le pouvoir (politique) du cinéma, capable d’avoir un impact social.

D’autres films de la compétition Tiger du festival évoquent aussi la manière dont le cinéma peut influencer la réalité. Under a Blue Sun de Daniel Mann est un documentaire qui retourne sur le site du tournage de Rambo III de Peter MacDonald, les plaines du désert israélien où vivaient autrefois des bédouins palestiniens. En comparant les images actuelles du désert avec leur version cinématographique (dans Rambo III, cet endroit est censé être l’Afghanistan), le documentaire illustre comment le cinéma peut aussi devenir un outil idéologique et dialoguer avec les politiques coloniales. Le film se concentre sur passé du désert et de ses habitants et donne la parole à des voix rarement entendues, comme celle des bédouins autochtones dont la vie nomade a été radicalement modifiée par les conflits territoriaux qui ont éclaté dans la région après la création de l’État d’Israël.  

La force du cinéma est également centrale dans Me, Maryam, the Children and 26 Others de Farshad Hashemi, qui raconte l’histoire d’une femme iranienne solitaire qui loue sa maison à une équipe de cinéma pour quelques jours de tournage. Malgré sa distanciation initiale, elle finit par affronter et surmonter ses peurs en participant à la vie quotidienne du tournage. Alors que Under a Blue Sun révèle les idéologies impliquées dans la réalisation d’un film, Me, Maryam, the Children and 26 Others affirme que l’aspect social du processus cinématographique (les liens personnels formés entre des individus unis par une vision artistique) peut avoir un effet curatif sur les personnes tourmentées par la solitude. 

Les trois films évoqués se rejoignent dans leur ambition de questionner la nature et le rôle du cinéma, mais ils sont différents dans leur approche. Under a Blue Sun est plutôt explicite dans ses arguments, parfois décrits aux spectateurs en voix off, tandis que Me, Maryam, the Children and 26 Others est tout aussi direct dans sa vision. En revanche, Kiss Wagon parvient à dissimuler son « message » dans un voyage cinématographique fascinant qui provoque les sens des spectateurs autant que leur intellect. Son commentaire sur la place du cinéma est évoqué dans ses différents choix techniques et ancré dans une vaste histoire aux multiples facettes. En fin de compte, Kiss Wagon est un film sur notre amour du cinéma et notre foi la plus fondamentale et parfois naïve dans son pouvoir d’inspirer et de transformer non seulement des spectateurs individuels, mais la société dans son ensemble.

Antonis Lagarias

Sang neuf et ouverture au monde à Sundance !

Sous la houlette de Joana Vicente, CEO du Festival depuis 2021, l’édition 2024 du festival de Sundance, a livré un portrait précis et actuel du cinéma indépendant aux Etats-Unis et dans le monde.

Le millésime 2024 de Sundance a en effet mis en valeur nombre de nouveaux talents du cinéma indépendant américain, mais aussi international. Il a permis de voir des films prometteurs dans ses quatre sections compétitives : fiction et documentaire américains, et fiction et documentaires internationaux. La première richesse de Sundance est en effet de donner autant d’importance au documentaire qu’à la fiction. La seconde richesse de la manifestation, d’une certaine façon paradoxale, c’est sa forte sélectivité. On compte en effet « seulement » dix films dans chaque catégorie, ce qui permet une excellente focalisation sur les œuvres, par rapport aux centaines de films d’événements comme Berlin, Cannes, Venise ou Toronto, où l’attention des festivaliers est de ce fait plus diluée.

Une belle plate-forme pour les femmes cinéastes 

Une fois de plus, Sundance aura permis en 2024 l’émergence au premier plan de plusieurs femmes cinéastes prometteuses. Le Grand Prix du Jury des films de fiction américains a ainsi été décerné à un premier film subtil et d’une maîtrise remarquable, In the Summers. Sa réalisatrice, Alesssandra Lacorazza a d’ailleurs également reçu le prix de la meilleure mise en scène. Il faut dire qu’elle avait un véritable pari à remplir, salué par ce doublé de récompenses. Sans rupture de continuité autre que celle du temps qui passe, elle parvient à faire ressentir l’évolution émouvante en une dizaine d’années des relations entre un Latino-Américain, alcoolique ayant raté sa vie professionnelle et sentimentale, et ses deux filles. Comme il n’en a pas obtenu la garde après son divorce, elles ne viennent le voir qu’à quatre reprises au fil des années, durant l’été (d’où le titre du film). Quatre paires d’actrices se succèdent dans les quatre parties du film, avec une fluidité étonnante. La justesse du casting est rehaussée par la précision de la mise en scène par Alesssandra Lacorazza des rapports entre les quatre paires de petites filles, puis d’adolescentes, puis d’adultes, avec leur père — ce dernier d’une maladresse insigne et touchante. A chaque fois, très vite, l’état de la piscine à l’arrivée des jeunes filles, puis celui de la maison dont le père a hérité, donnent d’emblée le ton de la séquence. Ces plans servent astucieusement de repères par anticipation. La réalisatrice parvient même à mettre face à face sans heurts une ou deux actrices professionnelles, comme Sasha Calle, la révélation de la série télévisée Les Feux de l’amour, avec cet ensemble de jeunes actrices non professionnelles, sans oublier le surprenant interprète du rôle du père qui n’avait jamais vu un plateau de cinéma auparavant. Il reste évidemment à Alessandra Lacorazza à faire ses preuves à l’avenir dans des œuvres plus éloignées de son parcours personnel, mais la vision de In The Summers ne laisse guère d’inquiétude à ce propos !

Le Grand prix du meilleur film de fiction international revint également à deux femmes cinéastes, Astrid Rondero and Fernanda Valadez, pour le mexicain Sujo. Ce film mexicain, parfois quasi documentaire, retrace la vie d’un jeune garçon fils d’un sicaire, d’un homme de main, aux prises avec l’engrenage du gangstérisme et de la violence, après que son père ait été assassiné de façon horrible. Sujo est un peu victime de la comparaison avec l’excellent Sicario de Denis Villeneuve, que l’on a vu il y a quelques années. Le film ne surprend donc évidemment plus autant, mais une direction d’acteurs bien menée et un scénario habile montrent efficacement la presque inévitabilité du triste destin des personnages et emportent la conviction.

Plusieurs longs métrages de fiction dignes d’intérêt

Les films de fiction de qualité ne se sont pas limités aux deux grands prix, loin de là. Dans la section américaine, l’émouvant A Real Pain, de Jesse Eisenberg, a ainsi retenu l’attention, et a d’ailleurs valu à celui-ci le prix Waldo Salt du meilleur scénario. Pour son second long métrage en tant que réalisateur, Eisenberg, initialement connu comme acteur, réussit en effet à mêler humour et tragédie avec un grand doigté. Peu après la mort de leur grand-mère, deux cousins entreprennent un voyage en sa mémoire dans le village polonais où elle avait vécu avant l’invasion par les nazis. Mais les deux cousins, très proches lorsqu’ils étaient enfants, se sont éloignés. L’un (interprété par Jesse Eisenberg lui-même) s’est en somme embourgeoisé, avec femme et enfant, et ne pense qu’à revenir les retrouver. L’autre au contraire, perdu dans sa vie, et au comportement pseudo-juvénile, multiplie les frasques pour camoufler instinctivement son mal-être personnel – d’où le titre. Le sous-entendu, évidemment, d’autant plus fort qu’il n’est jamais nommé, est l’Holocauste, dont on devine qu’il a frappé les leurs. Drôle et émouvant à la fois, le film est en outre servi par le contraste que Jesse Eisenberg sait organiser entre les deux cousins. Le second est outre remarquablement incarné par Kieran Culkin, dans une prestation qui fait d’ailleurs penser à son travail pour le rôle de Roman Roy dans la série Successions.

Un premier film de qualité a rencontré moins de succès, en tous cas du côté du jury, Brief History of a Family, premier film du chinois Jianjie Lin. Partant d’une trame initiale relativement classique, Jianjie Lin parvient à renouveler le schème de l’intrus qui s’insère en douceur dans une famille, et devient de plus en plus menaçant. Cette fois, il s’agit d’un jeune adolescent, camarade de classe du fils unique d’un couple très à l’aise dans la société chinoise d’aujourd’hui. Orphelin maltraité, il s’introduit grâce à son ami dans le quotidien de la famille, et attire au départ la pitié des parents. Petit à petit, la mère voit en lui ce second fils qu’elle a dû avorter, quand la loi chinoise interdisait aux couples d’avoir plus d’un enfant, sous peine de perdre leur statut social. Au-delà de la bonne tenue de son sujet principal, la force du film vient des inserts visuels abstraits métaphoriques qui viennent accentuer ses temps fort sans nuire aucunement à son déroulement. Cela donne ainsi une modernité à Brief History of a Family que l’on n’attendait pas forcément au départ. On se doute en outre des précautions et des difficultés qu’il a fallu au cinéaste pour choisir en Chine aujourd’hui un sujet aussi politique que la question du contrôle des naissances. Jianjie Lin, un autre nom à suivre grâce à Sundance, décidément.

On pourra aussi retenir l’étonnant Kidnapping inc, pochade finalement tout à fait sérieuse du franco-haïtien Bruno Mourral. Il montre sous un aspect initial faussement déjanté comment le kidnapping et l’assassinat forment malheureusement aujourd’hui le quotidien de la vie à Haïti. 

Le cinéma documentaire toujours en force

Comme on y est maintenant habitué, Sundance présente dans ses deux sections dédiées au documentaire, l’américain et l’international, la quintessence du genre dans l’année écoulée. Du moins c’est l’impression que cela en donne, du fait de leur grande qualité générale et de leur diversité, géographique comme thématique.

Du côté des documentaires américains, le jury céda cependant à la facilité, il nous semble, en donnant son grand prix à Porcelaine War, de Brendan Bellomo & Slava Leontyev. Il a peut-être influencé par le succès mondial de Marioupol, la grande révélation documentaire de Sundance l’an dernier, et par le mouvement actuel d’aide en faveur de l’Ukraine dans de nombreux pays. Les deux coréalisateurs y mettent en valeur la parabole de l’art au défi de la guerre, en prenant comme sujet deux artistes ukrainiens, Anya Stasenko & Slava Leontyev. Spécialisés dans la confection d’objets en porcelaine minutieusement peints à la main, ils se retrouvent face à l’ogre russe du fait de la guerre. Le film est bien tenu et d’actualité, certes, mais de facture finalement assez conventionnelle. On lui aurait sans doute préféré Gaucho Gaucho. Ce film, tourné en un romantique noir en blanc, met en valeur les cow-boys argentins d’aujourd’hui en suivant en particulier les pas d’une jeune femme passionnée dont on suit la progression dans le métier. Deux documentaristes chevronnés, Gregory Kershaw and Michael Dweck, y participent de cette redécouverte en ce moment des métiers proches de la terre et de la nature, avec l’intelligente distanciation fournie par les belles images en noir et blanc qu’ils savent distiller. Le jury leur a donné un prix du meilleur son du fait de la qualité incontestable de leurs choix musicaux.

Photo de Maria Gros Vatne.

Quant aux documentaires internationaux, le jury décerna son grand prix à A new kind of Wilderness, de la documentariste déjà bien connue Silje Evensmo Jacobsen. Elle s’était au départ intéressée au blog d’une photographe norvégienne mariée à un Anglais, Maria Vatne. Le couple avait décidé, avec leurs trois enfants, d’un retour à la nature, en autosuffisance ou presque, dans une ferme en lisière de forêt. Mais la réalisatrice rencontra la famille alors que la photographe venait de décéder brutalement d’un cancer. Elle décida alors de tourner un documentaire sur la suite de la vie de cette famille – qui finit par devoir abandonner ce projet de vie, le mari ne pouvant y arriver seul. Quelques sobres plans formés de photos montrent au début du film en quelques minutes la fulgurante avancée du cancer de Maria Vatne. Puis la caméra de Jacobsen accompagne la tristesse du père, d’avoir perdu sa femme, bien sûr, mais de devoir au bout d’un certain temps abandonner ce qui fut leur projet commun. Cette ode à la nature, ce rejet de l’envahissement de la modernité dans la vie des familles et de l’éducation des enfants, font l’objet d’une mise en scène précise, attentive et patiente, marque du fort investissement de la réalisatrice.

Bien plus éloigné des préoccupations actuelles, Soundtrack to a Coup d’Etat de Johan Grimonprez a retenu à juste titre l’attention du jury par l’intelligence et l’originalité de sa forme, obtenant ainsi le “Prix spécial de l’innovation cinématographique”. Le film est consacré aux dernières années de la grande figure de l’indépendance du Congo belge, Patrice Lumumba. Il fut le premier et fugace Premier ministre du pays avant d’être assassiné peu après l’indépendance. Le film retrace son combat contre la Belgique, réticente à relâcher son emprise sur sa colonie, du fait des richesses minières qu’elle ne voulait pas abandonner. Ce combat de Lumumba est montré par John Grimonprez en mêlant de façon très originale son documentaire avec des clips et des illustrations sonores de grands chanteurs de jazz de l’époque. L’énorme travail de reconstitution historique et de recherches de documents d’archives audiovisuelles du film s’enchevêtre ainsi avec la bande sonore et les clips des musiciens. Les interventions à la tribune de l’ONU des grands leaders de la décolonisation de l’époque, Nerhru, Nasser ou Soukarno, s’entremêlent ainsi avec une réussite étonnante avec les airs les plus connus de Miles Davis, Abbey Lincoln ou Nina Simone et bien d’autres. Une vraie découverte et un vrai talent !

Parmi les documentaires internationaux, on retiendra aussi Agent of Happiness, qui vient du lointain Bhutan, au sud de l’Himalaya, de Arun Bhattarai and Dorottya Zurbó. Ils suivent avec empathie les pas d’un des 75 agents recenseurs du « Niveau de bonheur » de l’état du Bhutan, chargé de le mesurer en posant 148 questions à toute la population des villages qui lui sont alloués. Une vieille loi du pays impose en effet à son gouvernement d’assurer le bonheur de son peuple. Les réalisateurs savent entremêler avec tact le travail de cet homme et le suivi de sa vie privée peu facile, tout en nous faisant bénéficier de superbes images du périple, de vallée en vallée. On le voit en effet, avec un collègue, passer de village en village, pour poser ces questions qui nous semblent parfois un peu étranges, et sont supposées aider à mesurer le niveau de bonheur de la population du Bhutan. 

On signalera enfin au passage que la part de la France dans le festival aura été considérable. Plusieurs des films présentés étaient des coproductions franco-étrangères : Brief History of a Family, Sujo, Soundtrach to a Coup d’EtatKidnapping inc, que nous avons évoqués, et d’autres encore. Si Sundance a donc bien été en 2024 le lieu de rencontre du cinéma indépendant international, la France a donc bien aidé ! 

Philippe J. Maarek

NB: photos, courtesy of Sundance Institute (except A Real Pain, poster).

Décès d’Etienne Ballerini

Nous apprenons avec retard le décès d’Etienne Ballerini. Journaliste bien connu établi sur la Côte d’Azur, il avait de nombreux cordes à son arc, et notamment deux passions, le sport et le cinéma. Fusionnant ses passions et son métier, quant au sport, il avait ainsi longtemps collaboré à L’Equipe, et quant au cinéma, notamment au Patriote Côte d’Azur. Homme ouvert, extrêmement sympathique, membre et soutien de l’UJC dans sa région depuis notre création, c’était toujours un plaisir de deviser avec lui. Il est décédé paisiblement dans son sommeil en 2022 à l’âge de 76 ans, selon les informations que nous avons obtenues.

PJM

Le festival de Toronto 2023 aux prises avec les grèves à Hollywood

La 48° édition du Festival International de Toronto (TIFF, pour les habitués de l’acronyme anglais) aura été gênée par la grève des acteurs et des scénaristes hollywoodiens. Alors que son édition de l’année précédente avait été celle du retour à la normale, après deux épisodes réduits à cause de la pandémie COVID-19, cette grève a modifié l’équilibre qui fait la force habituelle du festival, entre films à grand public de stars hollywoodiennes et choix de films plus exigeants.

Cameron Bailey, depuis deux ans maintenant le seul dirigeant du festival, son  CEO, « Chief Executive Officer » et Anita Lee, la responsable en chef de la programmation, n’ont en effet pas pu cette année retrouver cet équilibre : comme les stars hollywoodiennes ne se seraient pas déplacées du fait de la grève, ils n’ont visiblement eu accès qu’à un choix réduit de films à grand public des Etats-Unis, les producteurs préférant décaler leurs sorties. Du coup, on peut se demander si la réputation de Toronto d’être le précurseur du palmarès des Oscars va se confirmer cette fois-ci ?

De facto, la sélection plus resserrée de Cameron Bailey (environ 220 films) a donc été plus orientée qu’à l’habitude vers les films d’art et d’essai ou de cinématographies en général peu représentées sur les écrans des salles canadiennes le reste de l’année. Cela n’a d’ailleurs pas eu d’influence sur le succès public du festival, les spectateurs habitués du TIFF de la ville de Toronto, l’une des plus cosmopolites du Canada, ayant en somme été contents de retrouver ainsi des films parlant à leurs racines sur de nombreux écrans de la manifestation. 

American fiction Prix du Public devant The boy and the heron !

Cameron Bailey avait fait le choix astucieux d’ouvrir la section « Gala » du festival par une œuvre très œcuménique, le nouveau film de Hayao Miyazaki, The boy and the heron, pour sa première internationale. Mais c’est un film de la section « Présentations spéciales », American Fiction, de l’américain Cord Jefferson, qui a été couronné par ce qui est en somme le prix le plus important, le prix du Public. Parmi les autres récompenses décernées par le festival, qui reste non compétitif sur le principe, sans jury ni compétition officielle, le prix FIPRESCI de la critique internationale fut décerné à Seagrass, de la canadienne Meredith Hama-Brown. Cette réalisatrice est un pur produit du festival de Toronto en somme, puisqu’elle avait été l’une des bénéficiaires en 2020 de son « Filmaker Lab », sorte d’équivalent de la résidence cannoise.

Enfin on notera le prix du meilleur film canadien décerné à l’un des galas, Solo, de la québécoise Sophie Dupuis. Un autre joli film canadien a aussi attiré l’attention, Les Jours heureux, de la québécoise Chloé Robichaud, qui met en scène une jeune cheffe d’orchestre finissant une année d’initiation à son métier auprès de l’Orchestre Métropolitain de Montréal. Son problème est d’arriver à se dépasser en transformant sa maîtrise de la technique en un véhicule d’émotions véritables – tout en gérant une vie sentimentale compliquée. Sophie Desmarais dans le rôle principal y fait une performance intéressante, d’avenir, qui sait ? 

Des performances d’acteurs… en leur absence !

L’absence des acteurs et actrices hollywoodiens et même d’autres pays, par solidarité avec les grévistes, aura d’autant plus frappé que plusieurs des films les plus populaires du festival comportaient de belles performances d’acteurs – ainsi absents des réjouissances. 

C’est ainsi que l’on n’a pas vu à Toronto Jessica Chastain, qui livre pour Memory, de Michel Franco, une nouvelle prestation magnifique toute en nuances et en émotions, en femme tombant amoureuse au mépris des conventions d’un homme prématurément atteint de la maladie d’Alzheimer – Jessica Chastain qui, à notre avis, aurait bien plus mérité le prix d’interprétation à Venise que son partenaire Peter Sarsgaard ! 

L’absence pour les mêmes raisons du quatuor d’actrices si glamour réuni par Kristin Scott-Thomas pour sa première réalisation, North Star, a évidemment frappé. Outre la réalisatrice-actrice elle-même, Scarlett Johansson, Sienna Miller et Emily Beecham, manquaient ainsi à l’appel du tapis rouge torontois pour cause de grève ! Certes basé sur un scénario un tant soit peu convenu, le film sait cependant parfaitement mettre en valeur cette belle distribution. Trois sœurs, dont la vie a pris des tournants bien différents, l’une star mondiale, l’autre première femme capitaine d’un porte-avions britannique, la troisième, femme au foyer, se retrouvent après des années pour le troisième mariage de leur mère. Mais l’on comprend vite que, orphelines des deux premiers maris de leur mère, deux aviateurs tués durant la Seconde Guerre Mondiale, elles en ont gardé un manque qui viendra petit à petit à jour au fil du film… Et puisque l’on parle de performance d’acteurs, il ne faut certainement pas oublier Ian McKellen, superbe en critique de théâtre vieillissant et réduit à conserver sa place grâce au chantage, dans The Critic, du britannique Anand Tucker.

Toujours du fait de la grève hollywoodienne, n’était pas non plus présente à Toronto Kate Winslet, qui assurait le rôle-titre de Lee, le film dû à la réalisatrice américaine Ellen Kuras inspiré de la vie de la grande photographe Lee Miller. On en attendait beaucoup, du fait de la redécouverte ces dernières années du parcours hors du commun de cette Américaine, au départ à la fois modèle et apprentie photographe de Man Ray — qui a composé pour elle certaines de ses plus belles photos de nus — puis photographe-reporter sur les pas de l’armée américaine de la Libération, et finalement anéantie mentalement par la vue de l’horreur des camps d’extermination nazis, au point de renoncer à son métier. Le film, sans doute handicapé par le choix d’une actrice d’âge mûr, qui ne pouvait pas interpréter de façon crédible Lee Miller face à Man Ray, a renoncé complètement à retracer même minimalement la première phase de sa vie. Il perd ainsi beaucoup, devenant la simple chronique banalisée d’une photographe de guerre.

Le cinéma français en vue

Du côté des professionnels, le stand d’Unifrance accueillit comme chaque année vendeurs et acheteurs français pour leurs négociations, et la réception organisée par l’organisme de promotion de l’audiovisuel français, appuyé par le consulat de France dans la ville, eut d’ailleurs un beau succès. Avec plus d’une quarantaine de films, le cinéma français était l’un des plus représentés à Toronto.

La palme d’or cannoise, Anatomie d’une Chute, de Justine Triet, eut un franc succès lors des séances publiques. En outre, des dizaines de journalistes et professionnels nord-américains ne purent entrer à la séance qui leur était réservée, archi-comble, et qui aurait largement pu être doublée! Même s’il avait déjà été primé à Cannes, Anatomie d’une Chute aurait d’ailleurs été mieux exposé dans la section Gala, nous semble-t-il. 

La Bête, l’attractive œuvre complexe et intrigante de Bertrand Bonello, dystopie montrant un futur dominé par l’intelligence artificielle qui semble de plus en plus proche, la réalité rejoignant la fiction, recueillit également de très nombreux suffrages favorables.

Si les cinémas du monde entier étaient donc bien représentées à Toronto, les cinématographies européennes ont d’ailleurs particulièrement marqué leur présence, notamment sous l’égide de l’European Film Promotion (EFP), qui regroupe efficacement la plupart des organismes de promotions nationaux d’Europe pour aider à leur diffusion dans le monde, en parallèle avec ceux-ci.


La popularité du festival auprès des Torontois, enfin, fut éclatante lors du premier week-end de la manifestation. La rue regroupant ses principaux lieux, la rue King,  devenue piétonne pour l’occasion, accueillit des milliers de badauds venus écouter des concerts improvisés ou non, accumuler les gadgets, et se gaver auprès des truck-food installés pour la circonstance en un bel événement joyeux !

Philippe J. Maarek

La Mostra 2023 : envers et contre tout

La 80e édition du Festival du Film de Venise qui s’est déroulée du 30 aout au 9 septembre sur le Lido, avait débuté en pleine crise grave pour l’industrie du cinéma avec la double grève de la guilde des scénaristes et de la guilde des acteurs entraînant la fermeture d’Hollywood, et l’interdiction faite aux acteurs de faire la promotion des films des studios pendant cette période. Pour la Mostra, qui a toujours été un haut lieu de glamour et de célébrités, on aurait pu craindre les conséquences négatives d’un festival privé d’un de ses grands atouts : le défilé  des grandes stars américaines habituellement  présentes pour faire la promotion de leurs films sur le tapis rouge, pour le plus grand bonheur d’un public fidèle agglutiné dès le matin devant le palais du Festival et d’une presse people avide d’interviews et de photos de célébrités. Mais,  en fin de compte, la qualité des films toutes sections confondues a largement compensé l’absence des stars. La grande diversité de genres, de cultures, et de voix, a confirmé une fois de plus le haut niveau du plus ancien festival de cinéma mondial.

Kathryn Hunter and Emma Stone in POOR THINGS. Photo by Yorgos Lanthimos. Courtesy of Searchlight Pictures. © 2023 20th Century Studios All Rights Reserved.

Parmi les 23 films en compétition, on trouvait des biopics ‘glamour ‘allant directement sur les plateformes de streaming, drames intimes et films abordant les grands thèmes de notre époque en passant par des histoires de tueurs à gages et autres excellents plaisirs pour grand public, comme Bastarden de Nikolaj Arcel. On en retiendra surtout Poor Things du réalisateur grec Yorgos Lanthimos, œuvre fantasque et baroque aussi audacieuse que joyeusement subversive aux images délirantes.  Acclamé avec ferveur aussi bien par la critique que par le public, il remporta sans surprise le Lion d’Or.   Puis, aux antipodes, il y a eu le drame écologique et poétique Evil Does Not Exist,  du réalisateur japonais Ryusuke Hamaguchi ,  situé dans une région isolée du Japon où des villageois se révoltent contre un projet de construction d’un camping de luxe,  qui a obtenu le Grand Prix du Jury et le Prix Fipresci de la critique internationale. 

Mais pour le directeur artistique de la Mostra, Alberto Barbera, les festivals «  ne sont pas des ghettos, où nous nous enfermons dans notre petit jardin de beaux films, mais une fenêtre qui s’ouvre sur les préoccupations contemporaines sur lesquelles il faut prendre position ». Si l’année dernière la Mostra avait ainsi mis en avant des films réalisés par des cinéastes ukrainiens et iraniens,  cette irruption du réel s’est manifestée cette année avec deux films qui nous ont confrontés avec la crise des réfugiés, l’un des problèmes politiques et humanitaires les plus brûlants de notre époque qui secoue et divise l’Europe. Deux films,  dont la forme et le fond ne peuvent être plus différents. 

Green Border, film de deux heures et demie en noir et blanc de la cinéaste polonaise chevronnée Agnieszka Holland, aux images saisissantes presque documentaires, nous amène dans les forêts sombres et marécageuses de la région frontalière entre la Pologne et la Biélorussie.  Il nous fait partager l’histoire poignante d’une famille syrienne et d’une femme afghane qui essayent de rejoindre l’Europe depuis la Biélorussie . Désespérés, blessés et affamés, ces prisonniers d’un jeu diplomatique cynique qui les dépasse, se retrouvent ballotés entre ces deux pays, sans cesse repoussés à travers les fils barbelés de part et d’autre par des garde-frontières appliquant sans état d’âme des consignes de push-back d’une brutalité sidérante, tandis qu’un groupe de militants et une psychologue polonais tentent  de leur venir en aide en prenant des risques considérables. 

Green Border, qui a reçu le prix spécial du jury, est un film en colère que l’on prend en pleine  figure comme un coup de poing , une critique virulente sans concession du racisme institutionnel et du cynisme de la politique polonaise. Il dévoile crûment des pratiques frontalières qui contrastent singulièrement avec  l’accueil généreux que les Polonais ont fait aux réfugiés ukrainiens. En effet, comme le rappelle Agnieszka Holland,  deux millions de personnes ont été accueillies depuis le début de la guerre en Ukraine mais chaque jour, des gens continuent de mourir encore à la frontière biélorusse. La réaction violente du vice-ministre de l’Intérieur polonais,  Blazej Pobozy, qualifiant le film de « calomnie dégoûtante qui déshonore ceux qui protègent leur pays »,  ne fut une surprise pour personne, d’autant que l’immigration est un thème central à l’approche des élections du 15 octobre, où le parti nationaliste, Droit et Justice (PiS), affirme que seul son gouvernement peut garantir la sécurité  des frontières.

Déjà sorti ,sur les écrans en Pologne, le film continue à faire des vagues puisque le pouvoir essaie à tout prix d’imposer que les projections soient  précédées d’une publicité spéciale sur les éléments manquants dans le film. De son côté, Agnieszka Holland a porté plainte contre le gouvernement, arguant que son film est une « tentative de donner une voix à ceux qui n’en ont pas ».


Alors que Green Border de Holland est une réponse spécifique à la crise des réfugiés cherchant à sauver leur vie qui se joue dans l’ombre et l’indifférence générale sur la frontière est de l’Europe, l’histoire des deux adolescents sénégalais que nous raconte l’italien Matteo Garrone dans IO Capitano est bien différente. 

Seydou (Seydou Starr), qui vit avec sa mère et ses sœurs, et son cousin Moussa (Moustapha Fall), rêvent de quitter leur maison de Dakar, au Sénégal, pour tenter leur chance en Europe.  Garrone prend soin de montrer que ces adolescents ne fuient pas la maltraitance, ni même la pauvreté. Ils mènent une vie bien remplie ; ils jouent de la batterie, font du football, et ont trouvé des petits boulots après l’école — ce qui leur permet d’économiser suffisamment d’argent pour financer leur projet. Ce voyage, préparé avec une insouciance désarmante, se transforme vite en un périple à la fois bouleversant et terrifiant.  Il les mène à travers le désert du Sahara, puis dans les prisons libyennes , lieux insoutenables, pour être vendu ensuite comme travailleur-esclave à un richissime Libyen, avant de pouvoir finalement embarquer sur l’un de ces bateaux  de fortune rouillées et surchargées,  envoyées sans scrupules vers les côtes italiennes et souvent à la mort par la mafia locale. 

Le sujet du film est  d’une actualité brûlante pour le public italien. C’ est un autre type de migration, lié à la démographie africaine et à la mondialisation — 70 % des habitants de l’Afrique subsaharienne ont moins de 30 ans. Ces adolescents de Garrone, dont l l’histoire est basée  intégralement sur des témoignages de jeunes migrants arrivés en Italie, ont accès aux réseaux sociaux, aux smartphones et à la télévision et ont donc une fenêtre constamment ouverte sur l’image d’une Europe idéalisée. D’après Garrone, quoi de plus naturel et compréhensible que cela leur donne envie de vivre dans un pays qui semble plus attrayant, au point d’être prêts à risquer leur vie pour s’y rendre.

Matteo Garrone, qui a reçu  le prix de la mise en scène, nous  livre un film urgent et important de par son inversion du regard sur les jeunes migrants qui échouent sur les rives de l’Europe ; un rarement abordé au cinéma dans une fiction. Cependant, la bande-son pop et les images parfois trop magnifiques et léchées comme celle d’une femme morte de soif dans le sable scintillant du désert qui s’élève soudain comme un ange pour planer au-dessus de Seydou, une image qui laisse songeur et nuit un peu à  l’authenticité du récit. 

« Je ne donne pas de réponses », explique Garrone, « je raconte l’histoire de leur voyage et j’essaie de laisser le public vivre subjectivement leur expérience émotionnelle. Après cela, c’est aux spectateurs de tirer leurs propres conclusions ».  

Il sera intéressant de voir l’accueil que le film va recevoir en Italie, pays en pleine crise migratoire. Le récent  afflux massif de nouveaux migrants sur l’île de Lampedusa suscite des débats houleux à l’échelle européenne et a déjà déclenché un durcissement de la position du gouvernement d’extrême-droite de Meloni face à l’immigration. Il est piquant de noter que c’est précisément dans ce contexte que l’Association nationale italienne des industries cinématographiques (ANICA) a choisi, le 20 septembre dernier, le film Io Capitano de Matteo Garrone pour représenter l’Italie aux Oscars dans la catégorie du meilleur film international,  justement parce que  le film incarne « le désir universel de recherche de la liberté et du bonheur. »

Comme chaque année, il y a eu à Venise un ‘buzz’ engendré et diffusé à souhait par toute la presse internationale. Cette année c’était l’invitation donnée aux ‘hommes à abattre’ – Woody Allen, Roman Polanski et Luc Besson qui a déchainé les gardiennes du temple du néo-féminisme et attiré la foudre sur la tête du directeur artistique de la Mostra.

Une polémique qui a laissé Alberto Barbera de marbre. Toujours droit dans ses bottes il a déclaré : « Je ne suis pas un juge à qui l’on demande de se prononcer sur le mauvais comportement de quelqu’un. Je suis un critique de cinéma, mon travail consiste à juger la qualité de ses films. Il faut faire la distinction entre l’homme et l’artiste. Mais bien sûr, c’est une situation très difficile. » Et de rappeler que d’ailleurs ni Besson ni Allen ont été déclaré coupable la justice.  

A la Mostra, Barbera est loin d’être le seul à défendre cette position. Ainsi, Woody Allen a été applaudi avec enthousiasme par ses fans lors de son arrivée sur le Lido, éclipsant une petite quinzaine de manifestants torse nu venus dénoncer la « culture du viol » supposée du festival. 

Même la projection de presse de son 50e  film,  Coup de Chance, présenté hors compétition, fut accueillie avec la plus grande bienveillance et de grands éclats de rire. Il faut dire que cette comédie  légère et jouissive autour d’un triangle amoureux avec un dénouement de choc, qui a déclenché une salve d’applaudissements, fut un véritable bouffée d’air frais plus que bienvenu. 

Et pour un moment, Woody Allen a fait oublier la fatigue engendrée par le système de réservation en ligne, où des algorithmes aussi opaques qu’incompréhensibles ont désormais remplacé le libre choix du journaliste pour réguler, trier et contrôler l’accès aux salles. Ce qui plombe quand même l’ambiance du festival et les conditions de travail des journalistes. Et révolte bon nombre de critiques, habitués du festival depuis très longtemps, qui regrettent avec nostalgie le monde d’avant, où il suffisait de montrer son accréditation pour accéder librement aux projections de presse, et où l’attente dans la queue devant les salles était même un moment de convivialité agréable pour discuter entre collègues et amis.  Or, cette année, pour faire face à l’afflux sur le portail de réservation et « afin de ne pas pénaliser ceux qui allaient assister aux premières projections du matin, l’heure d’ouverture du site de réservation en ligne a été avancée à – 6h30 du matin, ajoutant encore un brin de masochisme à l’exploitation d’une bonne partie des critiques indépendants qui travaillent déjà à perte en payant de leur poche leurs frais de séjour et de voyage. » 

Malgré toutes ces griefs, une fois le festival terminé, on pense déjà à la prochaine édition. La Mostra, c’est un peu comme une addiction – en plus de son programme d’une grande richesse renouvelée année après année, son site singulier, niché sur le Lido en plein milieu de la lagune vénitienne et son ambiance si particulière offrent des moments de pur bonheur que l’on aura du mal à ressentir à Cannes et encore bien moins à Berlin… 

Barbara Lorey de Lacharrière

Les documentaires arabes de l’AIFF : Une praxis de résistance au Festival d’Amman.

Du 15 au 22 Août, a eu lieu le festival International du film à Amman (Awal film «premier film ») sous le slogan « Histoires et commencements ». Pour sa quatrième édition, le festival intègre pour la première fois le prix de la Fédération internationale de la presse cinématographique (Fipresci) dédié à la section « films documentaires arabes ». Huit films documentaires venus du Liban, Palestine, Egypte, Tunisie, Soudan, Irak et Maroc étaient sélectionné dans cette catégorie. Il a été attribué au film palestinien Lyd de Rami Younes et Sarah Friendland.

Une thématique commune s’est laissée voir dans la catégorie « documentaires arabes», celle de la jeunesse arabe. Une jeunesse insoumise qui aspire à un lendemain meilleur. Anxious in Beirut de Zakaria Jaber (Liban), Baghdad on fire de Karrar Al-Azzawi (Irak), Broken Mirrors de Othmane Saadouni (Maroc) et Lyd (Palestine) traitent tous d’un sujet à la fois unique et universel, celui du rapport relatif et ambigu des jeunes à leur pays. Chacun de ces films est une démonstration à la fois touchante et troublante d’une jeunesse incomprise et révoltée qui pose la question suivante : Que font de nous les politiciens? 

Si au Maroc le discours filmique demeure dans le non-dit tel que le sujet de l’homosexualité ou celui de la quête identitaire d’un groupe de danseurs, à Beirut la colère des jeunes manifestants contre le gouvernement corrompu atteint son apogée. 

Broken Mirrors, un documentaire qui opte pour une mise en scène et des témoignages sans faire basculer l’un dans l’autre, une des faiblesses du film, ne prend pas le risque d’aller jusqu’au bout. En effet, les personnages du film, de jeunes danseurs qui défient le regard de la société marocaine, très conservatrice, qui voit de mauvais œil cette discipline artistique, ne sont pas complétement esquissés. 

Anxious in Beirut, qui se présente comme une sorte de work in progress, est un documentaire qui se distingue par la grande envie du réalisateur de tout dévoiler et de tout dire, tout en mettant en scène ses personnages. Un film effervescent qui bouillonne par son discours ainsi que par les témoignages des jeunes libanais.

Baghdad on fire, dont le récit expose une fibre narrative similaire à celle de Anxious in Beirut, présente une jeunesse irakienne qui se soulève face au gouvernement, réclamant le droit de vie dans son pays et de ne pas avoir à prendre la lourde décision de partir ailleurs. Anxious in Beirut et Baghdad on fire, films basés sur du cinéma vérité à la Jean Rouch, portent leur intérêt aux personnages, à leurs témoignages, à la trame du réel souvent improvisée. Qu’ils soient libanais ou irakiens, les personnages réclament une patrie, un pays dans lequel ils peuvent vivre, travailler et rêver. Le propos est de réclamer dignité et justice.

Quant à Lyd, c’est un documentaire qui revient sur l’exode palestinien et le massacre de 1948 et des conséquences géopolitiques notoires. La population palestinienne héritée de cette guerre, des jeunes et des enfants, témoignent d’une terre palestinienne, devenue israélienne, comme étant un souvenir vague, un imaginaire hérité des parents et des grands parents.

Cette section « Documentaires arabes » du Festival d’Amman laisse voir une praxis de résistance. Toutes ces visions « immédiates » filmées sur le vif qui tentent de nous rapprocher de la réalité portent un discours commun, celui d’une crise politico- identitaire ressentie par la jeunesse de plusieurs pays arabes. Les images, troublantes, entre discours directs et métaphores cyniques, amènent les réalisateurs arabes à repenser un ordre social et politique préétabli, en filmant le flux d’un autre réel, le leur. Ces films nous livrent le récit d’une époque où les jeunes suffoquent de l’injustice sociale, de la défaillance politique et d’un déracinement identitaire. Comment envisager ces pays dans le futur ? Comment surmonter une souffrance infligée par les politiciens dont toute une génération en subit les conséquences ? Ces documentaires qui semblent être un dernier cri de détresse, ce questionnement, engagent tant les protagonistes que les spectateurs de ces films sur le destin de la jeunesse dans les pays arabes. 

Néanmoins, c’est aussi une lueur d’espoir, l’espoir que demain sera meilleur, que demain leur voix fera écho chez les politiciens qui jusqu’à aujourd’hui, ne semblent pas vouloir les entendre.

Henda Haouala

Le 76e Festival du Film de Locarno 

Le Festival du film de Locarno, qui se déroule sur 10 jours du 2 au 12 août, est considéré comme l’un des dix meilleurs au monde. Avec 11 sections, trois concours et 20 prix,  certains choix de la 76e édition ont été quelque peu déconcertants.

Le jury était présidé par l’acteur français Lambert Wilson et composé de l’actrice franco-iranienne Zahra Amir Ibrahimi (Prix d’interprétation féminine pour Les Nuits de Mashhad de Ali Abbasi à Cannes en 2022), de l’Américaine Leslie Kleinber, directrice du cinéma au Lincoln Center, de la réalisatrice britannique Charlotte Wells et d’Amatias Knoll, président de l’Académie européenne du cinéma (Pays-Bas).

Les jurés ont décidé d’attribuer le Léopard d’or à la production irano-allemande Mantagheye Bohrani (Critical Zone) du réalisateur iranien Ali Ahmadzadeh, considérant le film comme « un hymne à la liberté et à la résistance en Iran« . 

Ce film écrit et réalisé par Ali Ahmadzadeh (né en 1986) raconte l’histoire d’une nuit dans un Téhéran semi-déserté. Il a été tourné sans autorisation du régime iranien, avec des acteurs non-professionnels. Critical Zone montre des personnages et des situations que l’on ne voit habituellement pas dans les films iraniens diffusés dans les festivals internationaux. Il a été filmé en secret et donne un aperçu des enfers de la ville d’une manière trouble et étrange. Téhéran semble être un foyer de trafiquants de drogue, de toxicomanes, de pervers et de fous qui trouvent leur seul refuge dans cette vie abjecte. 

Le contexte a obligé le réalisateur à diviser le tournage en dix courts métrages, à partir desquels le film a été réalisé. L’équipe était réduite à  l’acteur principal, au réalisateur, au caméraman et au preneur de son.

Une petite caméra manuelle a été utilisée pour filmer secrètement certaines scènes à l’aéroport, où le réalisateur s’est glissé dans les files d’attente à pour éviter d’attirer l’attention. Il a parfois eu recours à de faux permis et, à d’autres moments,  à des pots- de- vin à la police. « J’ai profité de toutes ces circonstances pour le motiver, lui et l’équipe, à dire ce qu’il voulait dire en tant que réalisateur », a déclaré Sina Ataeian Dena,  le producteur irano-allemand du film lors du discours d’acceptation du prix à Locarno, représentant qu’Ahmadzade qui ne pouvait pas quitter l’Iran.

Le producteur, dans son discours, a exhorté le monde à soutenir le peuple iranien. Il a également accordé une interview sur le film et les conditions imposées au tournage pour le bulletin d’information du festival, concluant en disant qu’il avait appris comment fonctionne le régime en Iran : « Plus une personne est sous les projecteurs, plus elle est en sécurité ».

Ce prix a pourtant déçu de nombreuses attentes, notamment parmi les critiques, qui se sont tournés en grand nombre vers le film N’attendez pas grand-chose de la fin du monde du réalisateur roumain Radu Jude. Il a tout de même remporté le Prix spécial du jury. Jude a prononcé un discours politique, non dénué d’humour, mais appelant à la non neutralité de la position à l’égard de la Russie dans sa guerre contre l’Ukraine, en faisant notamment référence à la Suisse.

Le long métrage de Jude, d’une durée de 163 minutes, parle du travail, de l’exploitation, de la mort et de la nouvelle économie du travail. Surmenée et sous-payée, Angela parcourt Bucarest en voiture pour le casting d’une vidéo sur la sécurité au travail, commandée par une entreprise multinationale (germano-autrichienne). Le film montre comment ces entreprises tentent de rejeter la responsabilité des accidents uniquement sur les travailleurs. 

Maryna Vroda

Le prix de la meilleure réalisation ( également prix de la Fipresci) a été décerné Maryna Vroda pour le film ukrainien  Steppes, une oeuvre d’une profondeur humaine certaine. La réalisatrice a terminé le tournage avant le début de la guerre en Ukraine. Steppes est l’histoire d’Anatoliy, un homme qui rentre chez lui pour prendre soin de sa mère mourante. La rencontre avec son frère et une femme qu’il aime l’amène à réfléchir à ses choix. Le film évoque le thème de la disparition, du départ et de la séparation de quelque chose de précieux ainsi que le silence des générations passées sur leur histoire dans une société post-soviétique.  

Le documentaire français  Nuit obscure-Au revoir ici, n’importe où » (183 min.) de Sylvain George, a reçu une mention spéciale du jury. Le réalisateur a suivi pendant des années, dans une enclave espagnole au Maroc, la marche de jeunes mineurs originaires du Maroc qui tentaient d’atteindre le « paradis » européen par tous les moyens. En mettant en scène avec une caméra sensible et un regard esthétique, malgré la situation, des enfants vivant dans la rue, il a montré comment résiste à ces situations la personnalité de ses héros. 

Nada Azhari Gillon

Soutien au cinéma iranien et à la liberté d’expression

Communiqué de Presse de l’Union des Journalistes de Cinéma du 16 août 2023

L’Union des Journalistes de Cinéma constate avec tristesse qu’un nouveau cinéaste iranien vient de se voir condamné… pour avoir présenté son film au Festival de Cannes sans autorisation officielle.

Le réalisateur iranien Saeed Roustaee a en effet été condamné à six mois de prison avec sursis pour avoir envoyé son film Leïla et ses frères au Festival de Cannes où il a figuré en compétition en 2022 et y a obtenu le prestigieux Prix Fipresci de la Critique Internationale. En outre, le jugement lui interdit toute activité dans le cinéma pendant cinq ans, sous peine de voir son sursis révoqué. Le film avait déjà été interdit de projection en Iran.

L’Union des Journalistes de Cinéma s’élève contre cette nouvelle atteinte à la liberté d’expression de cinéastes iraniens reconnus dans le monde entier et récompensés dans les plus grands festivals de cinéma.

La guerre et l’exclusion sociale au 63e Festival du film de Cracovie

Cette année, le Festival international du film de Cracovie a célébré son 63e anniversaire. Organisé par la Fondation du film de Cracovie, le festival porte un double objectif : promouvoir le cinéma polonais et présenter des documentaires et des courts-métrages internationaux. La compétition internationale de films documentaires (15 longs métrages) a été marquée par des thèmes et politiques spécifiques à la Pologne et à l’Europe de l’Est, ainsi que par des questions sociales qui dépassent la région, abordées plutôt par les co-productions internationales. Les tensions géopolitiques accrues qui ont suivi l’invasion de l’Ukraine étaient visibles tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des salles du festival. Des collectes de fonds indépendantes en soutien à l’armée ukrainienne et aux associations de réfugiés ont été organisées quotidiennement dans le centre-ville. Étant donné la proximité de Pologne avec le conflit, il n’est pas surprenant que plusieurs films du festival aient évoqué directement ou indirectement la situation militaire dans les pays d’Europe de l’Est.

Ainsi, Signs of War, co-réalisé par Juri Rechinsky et le photographe de guerre Pierre Crom, a présenté le récit personnel du photographe qui a suivi de près les événements qui ont fait suite à l’annexion de la Crimée en 2014. La population de l’est de l’Ukraine a connu des tensions et des conflits quotidiens au cours des dernières années précédent l’invasion de 2022, même si ceux-ci étaient en partie invisibles pour la communauté internationale. Cependant, la réaction des habitants à la présence russe est plus complexe. Le film présente à la fois des images de propagande orchestrée par l’armée russe et d’authentiques rassemblements anti-ukrainiens. Un plan particulièrement intéressant présente un groupe de civils pro-russes non armés qui tentent d’arrêter l’avancée d’un char ukrainien avec leurs propres corps. Plus qu’un simple récit de l’invasion russe, le film témoigne sa complexité et de ses multiples facettes.

Motherland d’Alexander Mihalkovich et Hanna Badziaka aborde la question de la violence exercée contre les jeunes conscrits au Belarus, l’un des treize pays d’Europe qui n’ont pas abandonné la conscription. Le film recueille des témoignages de conscrits qui ont subi de nombreuses tortures pendant leur service, laissant entendre que certains des conscrits sont morts sous la torture au sein de l’armée et que leur mort a été faussement présentée comme un suicide. Alternant entre des images de foules en joie lors de célébrations militaires officielles et des témoignages de jeunes conscrits et de leurs mères qui racontent une histoire très différente, le film dresse le portrait incertain d’une société qui, avec les manifestations de 2020, vient de faire ses premiers pas vers un changement possible. Le film suggère qu’au cœur de ce problème se trouve une corruption politique héritée de l’ère soviétique. Cependant, le service militaire obligatoire a des effets négatifs importants sur la santé physique et mentale dans la plupart des pays qui pratiquent la conscription, tandis que le suicide chez les conscrits est un sujet de la recherche internationale depuis les années 1990. En ce sens, l’accent mis par le film sur le passé soviétique ne permet pas d’expliquer les racines du problème, qui résident dans la logique même du système de conscription, ainsi que dans la mentalité masculine et la fierté nationaliste qui alimentent les conditions déplorables de nombreuses armées nationales. 

 Is There Anybody Out There ?

La compétition de films documentaires a toutefois été principalement marquée par des films traitant de questions sociales sous-représentées, tels que Who I Am Not de Tunde Skovran (prix Silver Horn), Is There Anybody Out There ? d’Ella Glendining (prix Fipresci). Les deux films partagent une structure similaire. Ils suivent des personnages qui, après avoir découvert qu’ils sont nés avec des corps différents, se lancent dans une quête pour trouver d’autres personnes qui partagent une expérience similaire, dans l’espoir de trouver leur place dans une société façonnée principalement pour les besoins de ceux qui sont considérés comme « normaux ». Is There Anybody Out There ? raconte l’histoire d’Ella, née avec un handicap physique rare qui a affecté ses jambes, et soulève des questions sur le « validisme » (terme utilisé pour décrire la discrimination à l’encontre des personnes vivant un handicap). Who I Am Not suit la vie de deux personnes intersexes en Afrique du Sud (un terme qui décrit des personnes qui présentent des caractéristiques biologiques à la fois masculines et féminines) et examine la manière dont leur genre non binaire affecte leur vie quotidienne.

Les deux films soulignent l’importance de comprendre et d’accepter son propre corps et sa propre identité, en particulier lorsqu’on est confronté à diverses formes d’exclusion sociale. Cependant, ils soulèvent également une autre question. De nombreux documentaires contemporains se concentrent sur des enjeux importants liés aux politiques identitaires, tels que le genre et la sexualité queer ou la quatrième vague féministe, en ignorant souvent la dimension de la classe sociale. Cette question est loin d’être nouvelle. Dans la théorie politique (et la critique de films), la classe sociale a longtemps été une catégorie analytique importante, mais au cours des dernières décennies, elle est devenue secondaire, voire absente. Cela devient particulièrement évident dans Who I Am Not. Le film suit Sharon-Rose et Dimakatso dans leur quête d’accepter leurs corps uniques, dotés à la fois de chromosomes masculins et féminins. Pour souligner la fluidité des genres, la réalisatrice inclut une scène où Sharon-Rose plonge dans l’eau pour que Dimakatso émerge à sa place, une image poétique qui souligne visuellement la fluidité de leurs corps et la similitude de leur expérience. Le film n’évoque cependant jamais leur différence de statut social. Sharon-Rose a gagné des concours de beauté féminins, travaille pour une grande entreprise pharmaceutique et vit dans les espaces confortables d’un appartement de la classe moyenne. Dimakatso, en revanche, est un activiste qui, rejeté par la plupart des employeurs en raison de son apparence, est au chômage et doit faire face à des problèmes financiers et à l’exclusion sociale. Il est clair que même si les deux personnages sont unis par leur expérience de l’intersexualité, les difficultés auxquelles ils doivent faire face dans la vie quotidienne sont fondamentalement différentes. En ne prenant pas en compte ces différences, le film laisse les spectateurs sans poser des questions cruciales pour comprendre l’exclusion sociale d’une « minorité ». Ces différences sont-elles dues au statut social que les deux personnages ont hérité de leur famille ? L’apparence est-elle un facteur déterminant dans leur degré d’inclusion sociale, puisque l’apparence de Dimakatso ne correspond à aucun genre, alors que celle de Sharon-Rose ressemble beaucoup à celle d’une femme biologique ? En quoi l’expérience de l’intersexualité de Dimakatso, attaché aux croyances traditionnelles de sa communauté, diffère-t-elle de celle de Sharon-Rose, qui semble mener une vie plus « occidentalisée » ? Ne pas aborder clairement les différences entre les expériences respectives des deux personnages, manifestement liées à leurs moyens financiers et à leur statut social, crée une fausse unité qui ne permet pas aux spectateurs de comprendre le problème dans toutes ses dimensions.

Enfin, le film le plus formellement inventif de la compétition vient d’Iran. Il s’agit de Silent House (Khaneye Khamoosh) de Farnaz Jurabchian et Mohammad Reza Jurabchian. Les réalisateurs (sœur et frère) ont décidé de filmer leur propre maison afin de retracer l’histoire de leur famille, en associant des plans contemporains avec des vidéos et des photographies provenant de leurs archives familiales. À travers l’histoire de leur famille, c’est toute l’histoire politique du pays qui se déroule, revisitant la révolution islamique et illustrant indirectement les conditions et les valeurs qui façonnent la société iranienne contemporaine. Leur film atteste à quel point les films qui se concentrent sur un seul objet et un seul lieu peuvent avoir de nombreuses couches et être visuellement impressionnants. Il confirme aussi que, comme les documentaires mentionnés plus haut, une plongée dans l’intime est souvent capable de révéler indirectement des aspects significatifs de questions sociales plus vastes qui le dépassent.

Antonis Lagarias

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