Cannes 2025 : le divertissement hors compétition !
Le Festival de Cannes 2025 aura été d’une certaine façon le reflet des difficultés et des souffrances du monde actuel. La palme d’or très politique décernée au grand réalisateur qu’est Jafar Panahi par un jury placé sous la houlette habile de Juliette Binoche l’a bien souligné. Récompenser le metteur en scène d’Un simple accident fait en quelque sorte coup double. Cela place bien sûr au firmament le plus visible du cinéma un cinéaste qui le méritait depuis longtemps et son véritable génie lui permettant de confectionner une œuvre cinématographique véritable, quels que soient les moyens dont il dispose. Il est arrivé à cela même en tournant avec des « bouts de ficelle » et au nez et à la barbe de la censure. Qui ne se souvient de la caméra cachée du Taxi de Téhéran ou du fascinant film tourné en « télétravail » en quelque sorte qu’est Aucun ours? Mais cette œuvre est aussi évidemment une œuvre éminemment politique, tournée au mépris des geôles régulièrement endurées par un cinéaste théoriquement interdit de cinéma depuis des années. Il est tout de même parvenu à avancer, pierre après pierre, avec un propos politique d’une force incomparable. Bravo !
Mais le problème de Cannes est que se réduire à un reflet des difficultés du monde actuel n’en ferait plus la maison du cinéma. Il se doit aussi de rappeler que les spectateurs plébiscitent en grande majorité, le cinéma « de divertissement » à grand public, de Hollywood à Bollywood, de Louis de Funès à… Tom Cruise.
Il faut donc résoudre la contradiction entre la nécessité ressentie par le festival de faire coïncider des montées des marches ressemblant à des publicités de maisons de couture pour Vogue avec des films en sélection officielle qui en sont aux antipodes. Pour ce faire, la sélection « Hors Compétition » semble devenue en quelque sorte le fief du cinéma de divertissement.
Le festival commença d’ailleurs sous cet augure, avec Partir un jour, le film d’Amélie Bonnin qui inaugure presque un genre nouveau. Ce n’est certes pas une comédie musicale classique. La musique y prend une part importante, et les sentiments sont régulièrement exprimés en chansons, mais on n’est pas dans un véritable univers chantant et dansant comme dans les films de Demy ou dans La la land, par exemple. Mais un film où la musique prend une part forte, d’autant qu’Amélie Bonnin, pourtant née en 1985, choisit d’y incorporer des passages musicaux populaires antérieurs à sa naissance (Dalida !). Un scénario où l’on peut facilement s’identifier (l’amour de jeunesse retrouvé), un cadre sympathique qui respire la solidarité (l’univers routiers), un générique judicieusement choisi qui fait partager le bonheur visible de jouer la comédie de Juliette Armanet à la véritable redécouverte qu’est François Rollin dans le rôle du père: tout est là et Amélie Bonnin a créé à elle seule un nouveau genre dans l’univers du film de divertissement : le film musical, à ne pas confondre avec la comédie musicale, donc.
Autre gemme du genre de la sélection hors compétition, c’est évidemment La Venue de l’avenir, le film à qui Cédric Klapisch a donné un titre en forme d’allitération, en une amusante pirouette dévoilant son propos : divertir. Ici, ce n’est pas la chanson, mais la mise en parallèle du Paris du début du 20e siècle et du monde d’aujourd’hui, qui va servir de prétexte à une mise en forme poétique mêlant l’histoire, l’art et l’amour. En somme un cocktail subtil que sait délivrer Klapisch de longue date pour satisfaire à l’air du temps tout en sachant divertir. On est certes loin des films aspirant au palmarès de la sélection en compétition, comme l’atteste d’ailleurs la surprise exprimée par le réalisateur dans plusieurs entretiens avec la presse de se retrouver pour la première fois en haut des marches cannoises. Le Paris de Cédric Klapisch des années précédant la Première Guerre mondiale est encore une ville parfois… champêtre, où l’on trouve poulaillers et potagers, comme on l’a bien oublié aujourd’hui, la campagne d’aujourd’hui y court le risque des supermarchés de banlieue et de leurs parkings géants: on est tout de même dans la politique, l’écologie, même, mais sans avoir l’air d’y toucher, pour le plaisir de voir un beau quatuor trouvant leur cousinage à travers la découverte d’un passé commun.
Bien sûr, hors compétition, il y avait aussi Tom Cruise et sa huitième itération de Mission Impossible, Mission : Impossible – The Final Reckoning, dont on n’a même pas ressenti le besoin de traduire le titre en Français… Et on décernera la palme du film « Hors compétition d’honneur » à The Phoenician Scheme de Wes Anderson, qui y avait toute sa place cette année, bien plus qu’en compétition, avec son regard architecturo-phénicien et son Benicio del Toro splendide, peut-être le meilleur film “de divertissement” du festival !
Philippe J. Maarek

Et tout de même: … de l’irruption du réel dans la bulle de Cannes
« Sur des questions politiques lourdes, par le biais de la montée des marches, le Festival de Cannes s’est toujours impliqué. Le monde va mal, donc forcément, le Festival de Cannes s’en fera l’écho. » Ainsi s’exprimait Thierry Frémaux en 2024, dans un effort pour rappeler que la grand-messe cannoise n’est pas coupée des réalités du monde. Un an plus tard, cet écho n’a jamais été aussi déchirant.
L’édition 2025 s’est ouverte sur des inquiétudes géopolitiques majeures : menaces sur l’économie du cinéma avec les annonces erratiques de Donald Trump – droits de douane de 100 % sur les films étrangers – et, surtout, bruit sourd et persistant de la guerre à Gaza qui résonna cette année avec force sur la Croisette.
Mais c’est hors du tapis rouge, dans la sélection parallèle de l’ACID, que le réel s’est le plus clairement imposé avec puissance à travers Put Your Soul on Your Hand and Walk de Sepideh Farsi. Pendant près d’un an, la réalisatrice iranienne a échangé, via WhatsApp et FaceTime, avec une jeune photographe de Gaza, Fatma Hassona. De l’assemblage de ces dialogues est né un film-document radical, brut, sans filtre, à la fois pudique et bouleversant, qui transcende les codes du genre. Il qui nous plonge dans la tragédie du quotidien de cette jeune femme lumineuse et enthousiaste qui nous parle toujours avec son sourire désarmant et sa soif de vivre de la mort omniprésente, de ses rêves de voyage, de chocolat, de liberté.. « Vous avez de nombreuses possibilités de mourir ici à Gaza », explique-t-elle d’un ton faussement léger en détaillant les bombardements, les fusillades, les maladies et la famine, alors que nous savons déjà qu’elle-même va mourir…
Car le lendemain de l’annonce de la sélection en compétition du film et de l’invitation de Fatma à Cannes, la jeune femme a été tuée avec dix membres de sa famille par un missile israélien qui avait visé son immeuble.
Le film donne à voir la guerre à hauteur de regard, sans commentaire, sans dramatisation. Fatma devient l’œil de Gaza, Sepideh Farsi son relais vers le monde extérieur. Quelques séquences issues de chaînes d’information (CNN, Al Jazeera, France 24) posent un cadre géopolitique, mais l’essentiel réside dans cette parole vivante, poignante, d’une jeune femme qui sait qu’elle risque de mourir à tout moment, et qui veut que sa voix porte.
L’annonce de la mort de Fatma a provoqué une onde de choc. Dès la veille de l’ouverture du Festival, une lettre ouverte «For Fatma» signée par plus de 350 personnalités du cinéma – dont Richard Gere, Susan Sarandon, Javier Bardem – a dénoncé le « silence face aux conséquences meurtrières de la campagne militaire israélienne en cours à Gaza », en rappelant que « depuis les terribles massacres du 7 octobre 2023, aucun journaliste étranger n’a été autorisé à entrer dans la bande de Gaza. L’armée israélienne cible des civils. Plus de 200 journalistes ont été délibérément tués. Des écrivains, des cinéastes et des artistes sont brutalement assassinés. » Puis, Ken Loach et Paul Laverty ont interpelé le public : « Pendant quelques jours, l’attention du monde entier se porte sur Cannes, alors que des cinéastes du monde entier tentent de donner un sens à ce qui se passe autour d’eux. Cannes a une tradition d’engagement, et certains se souviennent encore des événements de 1968. Fatma savait ce qui l’attendait. Elle disait : “Je veux une mort bruyante.” Aujourd’hui, rendons hommage à cette femme courageuse et à ses collègues journalistes palestiniens qui ont donné leur vie pour témoigner d’un meurtre de masse ? »
Cannes, festival d’images et de symboles, ne pouvait ignorer cette onde de choc. Le film est devenu un « must », les projections se sont enchaînées à guichets fermés, et le débat a gagné la Croisette. À l’heure où l’industrie s’inquiète pour ses marchés, ce film rappelle que le cinéma peut aussi être une mise en danger, un lien entre l’art et le réel. Le film de Sepideh Farsi continuera de parler pour ceux qu’on fait taire.
Barbara Lorey de Lacharrière
