Élise Jalladeau : une Française au 63e Festival de Thessalonique !

Élise Jalladeau est la directrice générale du Festival du film de Thessalonique. C’est une organisation qui englobe non seulement le festival qui vient d’avoir lieu, mais un festival du film documentaire en mars et elle supervise les événements et la programmation de quatre cinémas tout au long de l’année. J’étais curieuse de savoir comment une Française en est arrivée à occuper le poste le plus important du festival du film le plus important de Grèce, alors nous nous sommes assises pour discuter dans son bureau.

IMG_7527 - copieFille de Philippe Jalladeau, célèbre pour ses 30 ans à la direction du Festival de Nantes en compagnie de son frère Alain, Élise travaillait comme productrice de films depuis 15 ans lorsqu’elle s’est retrouvée dans une impasse.

« Les premiers films que j’ai produits étaient très art et essai et sont allés à Cannes » , se souvient-elle. « Le premier film de 1998 Tueur à gages (Killer) de Darezhan Omirbaev a fait 90 000 entrées en France, et même si le dernier, Huacho de 2009 d’Alejandro Fernandez Almendras, était tout aussi bon, il n’avait totalisé que 30 000 entrées, ce qui était quand même bien à cette époque, mais peu. J’étais déprimée et je me demandais ce que je devais faire, car je voulais vraiment m’adresser au public. Nous avons ce système en France qui fait que si vous venez de l’audiovisuel, vous pouvez devenir une sorte de diplomate, l’attaché audiovisuel d’une ambassade, grâce à une filière du ministère des Affaires étrangères. Alors, j’ai postulé, et j’ai été envoyée en Grèce sans même l’avoir choisi, c’est là qu’on m’a affecté ! Je suis allée vivre à Athènes. Je n’étais jamais allé en Grèce auparavant, sauf quand j’avais huit ans avec mes parents à Corfou. J’y suis allée, j’ai appris la langue et j’ai adoré. »

Élise Jalladeau est devenue membre du conseil d’administration du Centre du cinéma grec. « Je connaissais les problèmes et les défis de l’intérieur. » Après cinq ans, son contrat d’attachée audiovisuelle a pris fin et elle est revenue en France. « Quand je suis revenue, mes amis de l’industrie grecque m’ont appelé et m’ont dit que le poste au Festival du film de Thessalonique était disponible. Alors, j’ai postulé avec un plan de développement du festival et ils m’ont pris. D’ailleurs, l’appel était en grec. »

Elle est embauchée pour trois ans et s’adjoint les services d’Orestis Andreadakis à la direction artistique du festival. « Je voulais travailler avec quelqu’un sur qui compter et qui pourrait apporter une nouvelle vision. Orestis n’est pas seulement programmateur, il est commissaire d’exposition il peut faire dialoguer les films avec des œuvres d’art contemporaines ou des romans ou des essais. Il était très proche de John Berger et il a gardé de cette amitié cette approche pluridisciplinaire des arts en général et du cinéma en particulier. C’est aussi un journaliste, un très bon journaliste, et nous avons remodelé l’équipe. La priorité à l’époque était d’essayer de stabiliser les finances car le festival a beaucoup souffert pendant la crise financière et la crise politique. »

Ils ont travaillé ensemble au développement de l’Agora, le marché du festival et ont lancé en juin de cette année un ‘festival boutique’, The Evia Film Project, qui se concentre sur le cinéma vert et l’écologie.

« Tout se passe très bien », admet-elle. « La seule chose, c’est que les marchés sont soumis à une très forte pression maintenant à cause de la pandémie. Nous devons également être inclusifs et accessibles et il est nécessaire de servir l’industrie des séries qui ne fait que commencer. Alors, en tant que festival de cinéma, comment équilibrer cela ? Nous ne sommes pas les seuls à relever les défis. Ainsi, nous avons tendu la main à d’autres marchés comme Cannes, Venise, Berlin, Karlovy Vary, Rotterdam, Saint-Sébastien, Trieste et plusieurs autres et nous avons lancé un groupe de réflexion. Trois think tanks en fait. Le premier se déroulera à Berlin pendant le Festival de Berlin. Le deuxième aura lieu ici en mars pendant le festival du documentaire et le troisième sera en ligne. Nous avons embauché un spécialiste pour tout organiser. Le fait que nous soyons soutenus par nos collègues prouve que nous sommes confrontés aux mêmes enjeux et maintenant ensemble nous pouvons réfléchir à notre avenir commun car nous sommes complémentaires. »

Pendant la pandémie, Elise Jalladeau dit que les marchés des festivals sont devenus plus intégrés parce qu’ils se parlent davantage, via Zoom. « Ce n’est pas que nous voyageons moins mais en plus nous réseautons sur Zoom. C’est une valeur ajoutée. Le blocage géographique des visionnement, tous les sujets sont abordés, pas seulement en Europe, mais avec des pays comme la Nouvelle-Zélande ou le Canada (Hot Docs). »

Élise Jalladeau en est maintenant à son troisième contrat de trois ans avec Thessalonique et ce sera probablement son dernier. « J’ai encore deux ans de mandat. Après cela, si mon travail est terminé, je donnerais volontiers la parole à une nouvelle génération. Le festival ne m’appartient pas après tout. La génération précédente des directeurs de festival en a été la pionnière. Ils ont créé les festivals de cinéma et ils se sont sentis comme s’ils leur appartenaient. Il arrive un moment où il faut laisser quelqu’un d’autre prendre le volant. On a demandé à mon père de quitter la direction de son festival à Nantes et je pense que cela a eu un impact profond sur moi. Il a créé Nantes en 1979 et on lui a demandé de partir au bout de 30 ans. »

Élise Jalladeau est née à Nantes en 1969. Elle dit que son père et sa mère, qui a travaillé avec son père, ont exercé une énorme influence sur elle. « Quand j’étais enfant, j’allais au cinéma presque tous les jours. A cette époque, ils travaillaient pour l’antenne de la Cinémathèque française de Nantes, puis ils ont lancé le Festival des Trois Continents avec le frère de Philippe, Alain, mon oncle. Je regardais des films, juste en tant que spectatrice et à l’âge de 18 ans, j’ai décidé de ne pas travailler du tout dans le cinéma. J’ai étudié les sciences politiques. Quand j’ai dû chercher un stage, j’ai demandé à mes parents s’ils avaient des amis qui pouvaient m’accueillir. Du coup, je suis allé au Centre National du Cinéma (CNC) pour faire un premier stage, et l’année d’après j’ai travaillé pour Unifrance à Tokyo, ce qui a été un extraordinaire. Donc, j’ai vraiment essayé d’échapper à l’idée de travailler dans le cinéma mais je n’y suis pas parvenu. C’était facile pour moi; c’était ma culture. Même si je m’intéressais aux sciences politiques et à la sociologie, ma culture était le cinéma. J’avais un réseau, donc j’ai été vraiment gâtée. J’admire vraiment les gens qui peuvent réussir au cinéma sans avoir de famille pour les soutenir. Le cinéma regorge de fils et de filles et j’ai réalisé que j’étais l’une d’entre eux, même si mes parents ne sont pas très connus du grand public. ».

Élise Jalladeau évoque aussi les conséquences de ce choix à long terme. « Au départ je n’étais pas très ambitieuse car j’avais le sentiment que je n’étais pas très légitime à cause de mes parents ou même parce que je suis une femme et que les femmes de ma génération remettaient en question leur légitimité. Cela a affecté mon ambition. Mais je sais travailler, je sais diriger une équipe, une grande équipe. Je sais produire un film. Je pense que si je venais du monde extérieur et que je n’avais personne pour me soutenir, j’aurais eu plus faim, j’aurais été plus ambitieuse. »

Au-delà de sa modestie, Élise Jalladeau s’en sort néanmoins très bien et projette une personnalité décontractée et sans affects bienvenue dans l’univers des festivals.

Helen Barlow

I_Have_Electric_Dreams-552027765-largeLes principaux prix du 63e Festival de Thessalonique

Compétition Internationale

‘Alexandre d’Or Theo Angelopoulos’, I Have Electric Dreams, de Valentina Maurel, Belgique/France/Costa Rica

‘Alexandre d’Argent’ – Prix special du Jury, A Piece of Sky, de Michael Koch (Suisse/Allemagne)

‘Alexandre de Bronze – meilleure réalisation, ainsi que Prix FIPRESCI pour la Compétion Internationale, Plan 75, de Chie Hayakawa (Japon/France/Philippines/Qatar)

Competition ‘Meet your neighbours’

‘Alexandre d’Or’, Klondike, de Maryna Er Gorbach (Ukraine/Turquie)

Compétition ‘Film Forward’

‘Alexandre d’Or’, Retreat, de Leon Schwitter (Suisse)

Cinéma Grec

Prix FIPRESCI de la Critique Internationale du meilleur film grec, Behind the Haystacks , de Asimina Proedrou

 

Deux découvertes aux Journées Cinématographiques de Carthage 2022


vnkVuta N’kuvute (Tug of War) : L’élégance du style

Vuta N’kuvute ou Tug of War ou encore Les révoltés de Amil Shivji est le film tanzanien qui a conquis le cœur des jurys de la  Fipresci (La fédération internationale de la presse cinématographique) et celui de la compétition officielle des longs métrages de fiction  lors de la 33ème édition des Journées cinématographiques de Carthage en étant triplement primé: Prix Fipresci, prix de la meilleure photographie et « Tanit d’or », le Grand Prix des Journées Cinématographiques de Carthage de 2022.

A lire le titre, le spectateur s’attend à un film de guerre, de violence mais quel bonheur de découvrir une histoire de lutte d’une douceur et d’une humanité magique. Cela se passe dans les années 50 en Tanzanie, précisément à Zanzibar, encore sous la colonisation Britannique. Le film problématise la question de la guerre d’un axe narratif inattendu. Une aubade entre Dange joué par Gudrun Columbus Mwanyikab et Jasmine interprété par Ikhlas Gafur Vora qui se tisse dans un contexte politique délicat de l’histoire du pays. Dange est un lutteur communiste doux et révolté, il rêve de liberté et d’égalité. Il fait la connaissance de Jasmine, une indienne zanzibarie, mariée de force et qui décide de fuir le foyer conjugal, assoiffée d’amour et de liberté. Au début du film, on ne saisit pas le lien entre les deux personnages mais on comprend que le film se joue autour de l’ambiguïté de leur statut. L’énergie du casting de ce beau duo nous charme par sa tendresse sobre, par sa cause noble, humaine et légitime, bref l’un est rien sans l’autre. Le film n’expose pas une séduction gratuite ni impulsive de ce couple marginal parce qu’entre eux tout est question de détail, de subtilité, chacun s’oublie pour l’autre, par amour. La caméra fixe leur regard, leur rapprochement voire même leur respiration, elle capte leur âme. Le film n’expose pas non plus une guerre de grande violence, la plupart du temps  il est d’un silence noble. Il s’appuie sur des axes narratifs divers, sur des faits historiques… et enfin une belle histoire prend tout son sens. Amil Shivji opte pour un parti pris esthétique encore plus inattendu que l’histoire même mais ô combien émouvant. Curieusement le côté sombre, souvent illuminé par la couleur rouge, celle de la révolte, domine les plans, illumine les héros du film et leur donne toute leur crédibilité et toute la justesse de leur combat.

Les révoltés est un film d’une esthétique sonore exceptionnelle pleine de surprises musicales, on y découvre la chanteuse Zanzibarie  Siti Amina qui joue Mwajuma, une voix envoûtante avec laquelle elle lutte, à sa manière, contre la ségrégation. Dans le film,  elle prononce cette réplique qui résume son personnage « Je chanterai pour que tout Zanzibar m’entende ».  La musique du film est juste une petite merveille signée par le talentueux Amine Bouhafa qui désormais grave son nom dans les plus beaux films. Il n’hésite pas à prendre le risque  d’opter lui aussi pour un choix musical inattendu qui habille parfaitement ce récit filmique enclavant les communautés indienne, noire et arabe. Contre toute attente Amine Bouhafa nous livre la voix divine de la grande chanteuse libanaise Sabah appelée aussi « La Merlette » et le chanteur égyptien Abdel Halim Hafez surnommé le rossignol brun.

Vuta N’kuvute est un film d’une justesse scénaristique remarquable, poétique et mature. Je considère ce film comme étant une véritable réflexion philosophique invoquant le sensualisme où chaque plan, chaque sonorité n’est qu’une sensation liée et associée à d’autres, nous rappelant l’élégance du style et l’émotion subtile du film hongkongais In the Mood for love de  Wong Kar-Wai.

Sous les figues, d’Erige Sehiri, « Tanit d’Argent »

Le dauphin du palmarès des Journées de Carthage, le « Tanit d’Argent », a été Sous les figues, d’Erige Sehiri, le réalisateur deAlbum de famille et de La voie normale, un film sélectionné à la quinzaine des réalisateurs au festival de Cannes 2022. Il sort dans les salles tunisiennes le 6 Novembre après une avant première aux Journées Cinématographiques de Carthage dans la sélection officielle des longs métrages de fiction.

Sana, Fidé, Meriem, Malek, Firas, Abdou, Gaith et d’autres partent au petit matin pour la cueillette des figues à Makthar. Une fois arrivés et sous les figuiers, la vie prend tout un autre sens. Sous un soleil éclatant et avec une esthétique de film documentaire, Erige Sehiri prend son temps pour raconter ses personnages un par un. Elle s’attarde sur leurs têtes perchées, ils cherchent du regard la figue mûre, peut être aussi le moment opportun pour réfléchir ou chercher les mots qu’il faut. Pendant la cueillette, les jeunes discutent entre eux, des histoires d’amour se dessinent, d’autres semblent prendre fin.

Toute la beauté du film réside justement dans cette définition donnée à l’amour. Tout au long de cette journée de travail,  sous une lumière étincelante, la réalisatrice caresse carrément leurs visages avec sa caméra, nous livrant un portrait  délicat et juste de cette jeunesse : les jeunes  se lancent des œillades mais pas seulement, ils règlent aussi leurs comptes.

Sous les figues n’a rien de monumental mais sa grandeur réside dans sa sincérité, simplicité et « générosité » comme l’a qualifié le critique français Charles Tesson. Sur le plan technique le film pourrait sembler minimaliste, néanmoins son poids réside dans la narration des portraits.

Erige Sehiri a finement pressenti que toutes ces figues cueillies portent en elles des rêves, des déceptions, des idées tranchées, des amours interdites mais aussi de la  douleur et de la  souffrance. Ce film est une sorte de journal intime vivant racontant une jeunesse tunisienne sûrement oubliée, tantôt euphorique tantôt désespérée,  mais qui croit fermement que demain sera meilleur.

Avec Sous les figues, Erige Sehiri apporte quelque chose d’autre au cinéma tunisien : une nouvelle approche et une nouvelle esthétique cinématographique.  Ce film est un moment de répit, de sérénité mais surtout de sincérité. N’oublions pas que faire du cinéma c’est mentir le plus sincèrement possible.

Henda Haouala

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